31 juillet 2021

L’année du wombat Pour un communisme du soin

Traduit de l’anglais (É-U) par Unai Aranceta et Violaine Lamouret

Au tout début de l’année 2020, ce n’est pas encore à la chauve-souris et aux zoonoses que l’on s’intéresse mais au destin des animaux pris au piège dans les énormes feux de forêt en Australie.

Parmi les millions d’êtres vivants qui périssent dans les flammes ou dont l’habitat est ravagé, le wombat fait peu à peu parler de lui. Petit marsupial ressemblant vaguement à un ours, il creuse et vit dans des terriers à l’intérieur des forêts montagneuses d’Australie. Au cœur du danger, il n’hésite pas à accueillir d’autres congénères et d’autres espèces au sein de ses galeries.

Madeline Lane-McKinkey, rédactrice pour Commune et l’une des fondatrices de Blind Field : A Journal of Cultural Inquiry fait ici le pont entre l’expérience des désastres (sanitaire comme écologique) et l’instinct du wombat pour évoquer les luttes du collectif Moms 4 Housing à Oakland, en Californie.

Comme nombre d’entre nous s’y attendait, 2020 a commencé dans les flammes. En janvier, les feux de brousse qui se propageaient en Australie depuis six mois paraissaient incontrôlables. Il semblait que les feux de forêt en Amazonie, et le concept même d’incendie arctique, s’apparentaient déjà à de l’histoire ancienne. Là où je vis, en Californie, on comptait fin 2019 environ 7 860 incendies et je me suis donc plus ou moins habituée à voir mon enfant de 8 ans porter un masque à gaz. La plupart des masques pour enfants ont des motifs amusants. Celui qu’iel avait choisi était affublé d’un dessin arc-en-ciel. Aujourd’hui, il est accroché dans sa chambre, avec quelques chapeaux, des sweats à capuche et un sac à dos. À bien y réfléchir, c’est surtout à la douleur accumulée, installée pour de bon, que je me suis habituée.

Qu’il s’agisse d’incendies, de tempêtes, de tremblements de terre ou d’inondations, la familiarité avec la catastrophe est omniprésente. Elle ne saute pas aux yeux précisément parce qu’elle est partout. Il est difficile d’évaluer pour le moment à quel point la faune australienne est impactée, mais on estime que plus d’un milliard d’animaux ont été tués par les feux de brousse et que certaines espèces sont condamnées à disparaître. Alors que le reste du monde suivait les événements, des histoires ont commencé à circuler. Elles racontaient que certains animaux, les wombats, offraient un abri à d’autres espèces. J’ai lu qu’ils invitaient des prédateurs dans leurs terriers, qu’ils recueillaient eux-mêmes des animaux ayant besoin d’un refuge. J’ai même entendu dire qu’ils étaient des leaders charismatiques, mais ce n’est en réalité pas tout à fait exact.

Les wombats construisent des terriers qui forment des réseaux de tunnels. Une étude menée par des zoologues australien·nes a cartographié l’architecture de ces terriers, dont l’un comportait jusqu’à vingt-huit entrées différentes, quatre-vingt-neuf mètres de tunnels et soixante et onze ouvertures. Un wombat ordinaire crée plusieurs de ces terriers au cours de sa vie. Certains en construisent plus d’une douzaine. Ils peuvent rester quelques jours dans l’un, puis se déplacer vers un autre. Ou bien rester plus longtemps. Bien que ces créatures soient solitaires, leurs terriers ne leur sont pas réservés. Dans des conditions climatiques extrêmes, comme lors de feux de brousse, certains petits mammifères utilisent les tunnels pour se mettre à l’abri. Les wombats passent d’un abri à un autre regagnant ceux qui ne sont plus fréquentés par d’autres animaux. Bien qu’ils chassent pour se nourrir et prennent soin d’eux-mêmes et de leurs congénères, ils n’ont pas besoin d’extraire ou de posséder. Ils dérivent, habitent, construisent, la plupart du temps seuls, mais d’une manière qui n’est jamais tout à fait solitaire.

Les wombats ne sont ni des héros, ni des leaders. Le plus souvent, ils se contentent de veiller à ce qu’on les laisse tranquilles. Mais cela ne signifie pas que nous n’avons rien à apprendre d’eux. Partager son terrier est normal quand on est un wombat.

Alors que les wombats gagnaient en notoriété dans un monde débordant de misères, un certain optimisme a paru possible, voire imaginable. Les wombats, selon cette lecture positive, auraient trouvé le moyen de devenir autre chose qu’eux-mêmes. Comme si les wombats avaient transcendé leurs instincts pour devenir à la fois mères de famille et berger·es de l’apocalypse. Cette image de transcendance ne constitue cependant en rien une utopie. Elle est un faux espoir, qui rend impensable ce qu’il y a de bien plus profond dans la vie des wombats.

Au travers de nos projections, les wombats nous disent surtout quelque chose d’important à propos de nous-mêmes. Il semble que ce que nous voudrions qu’ils soient est en fait ce que beaucoup d’entre nous voulons, non seulement pour nous-mêmes, mais aussi les un·es pour les autres. Les wombats nous font réfléchir à ce qui pourrait être.

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Aujourd’hui, à Oakland, il y a environ quatre maisons vacantes pour chaque personne sans logement. Et comme partout ailleurs, d’année en année, le nombre de sans-abri augmente de manière dramatique. À l’image de nombreuses maisons vacantes du quartier McClymonds, à l’Ouest d’Oakland, le 2928 Magnolia Street appartient à des investisseurs. Fin 2019, alors que la maison était vide depuis presque deux ans, elle a été occupée par Moms 4 Housing (« Mères pour le logement »), un groupe de mères noires travailleuses précaires et sans-abri. Le 18 novembre, elles ont emménagé dans la maison avec leurs enfants, et l’ont baptisée « Moms’ House » (« La maison des mères »).

C’est à la Maison des mères qu’Amir, 1 an, fils de Dominique Walker, a fait ses premiers pas, et que sa fille Aja a fêté son cinquième anniversaire. C’est là que Destiny, la fille de 12 ans de Misty Cross, a pu trouver un endroit calme pour faire ses devoirs l’après-midi. Dans un court-métrage documentaire paru récemment, Destiny expliquait combien elle s’inquiétait pour sa mère, « parce qu’elle se pliait en quatre », mais aussi pour sa petite sœur, « qui était déjà en train de céder au sentiment d’avoir un chez-soi ». L’anxiété fait partie prenante de la Maison des Mères. Mais le bouillonnement des possibles politiques aussi. Ce qui se passe à cet endroit relève de l’aide mutuelle, ou du care militant. Une énergie politique pleine d’espoir anime la Maison des Mères, amenant des centaines de personnes dans ce quartier de Magnolia Street, et des milliers d’autres à soutenir l’occupation à distance.

Le 14 janvier, juste avant le lever du jour, le bureau du shérif a ordonné un raid militarisé sur la Maison des Mères. La police est arrivée avec des tanks, des fusils AR-15 et de l’équipement tactique. Ils ont défoncé la porte d’entrée et envoyé un robot dans la maison pour inspecter les lieux. Quatre personnes ont été arrêtées : deux femmes, et deux de leurs soutiens. Conscientes de la possibilité d’une descente, les Moms 4 Housing y étaient préparées, mais elles ne s’attendaient pas à cette militarisation extrême. Il est déjà difficile d’imaginer que cette scène ait pu avoir lieu, mais la situation aurait été encore plus violente si Destiny, Aja, Amir ou les autres enfants de la maison n’avaient pas été éloigné⋅es de la Maison pour les protéger de l’expulsion.

Ce jour-là, une foule immense s’est formée sur Magnolia Street. Tout comme la nuit précédente, au moment de l’intervention. À 16 h, un barbecue est organisé par la communauté. À la tombée de la nuit, Tolani King, une des mères arrêtées, sort devant ses soutiens. « Ce que vous devez comprendre, c’est que je ne sais même pas vraiment où je vais dormir ce soir. », a-t-elle expliqué. Plusieurs personnes présentes ont proposé de l’héberger pour la nuit, et d’autres pour la suivante. De beaux gestes qui ne permettent cependant pas les changements structurels nécessaires. « Demain est la prochaine étape de ma vie, leur a-t-elle dit, et c’est ici qu’elle se passera. » King a regardé ses soutiens, se tenant fermement aux côtés des autres mères, et a pris une profonde inspiration. Elle s’est mise à sourire malgré son épuisement, et a joint les mains. Elle avait une dernière chose à ajouter : « Ce n’est que le début d’un mouvement qui doit se poursuivre. »

Dans la semaine qui a suivi les arrestations, Moms 4 Housing a annoncé que Oakland Community Land Trust 1 avait conclu un accord avec la ville et avec le promoteur immobilier Wedgewood Properties pour négocier l’achat de la maison à la valeur du marché. Elles pourront finalement rester dans leur maison, avec leurs enfants. Ce moment de victoire réveilla le désir de voir émerger un monde différent. Le soir de la déclaration, j’ai appelé un·e ami·e qui avait activement participé à la lutte pour protéger la Maison des Mères, m’attendant à ce que nous célébrions ensemble. Mais mon ami·e avait déjà dépassé le soulagement initial pour penser à l’avenir : « Ils devraient leur laisser la maison gratuitement. »

Les moments comme celui-ci sont porteurs de leçons cruciales pour l’organisation des communautés. Sans indiquer la direction à suivre pour sortir du cauchemar, ils manifestent nos désirs, et ce faisant, nous montrent des manières d’agir et des manières de lutter.

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Une nouvelle année – quelle idée douloureuse, à trop d’égards, pour ce monde qui n’en finit pas de se terminer.

L’utopie est souvent perçue comme ce qu’elle a parfois été : un territoire revendiqué et violemment confisqué au nom de l’espoir. Elle a été le lieu de la réinvention du capitalisme, plutôt que le processus par lequel l’imagination le défait. Elle a été l’espoir d’un ailleurs qui est cependant resté piégé ici. Mais elle a aussi pu signifier davantage.

Ursula K. Le Guin a qualifié cet autre utopisme de non euclidien – un utopisme contre le capitalisme, contre la colonisation, et contre le pouvoir sous toutes ses formes. « Si l’utopie est un lieu qui n’existe pas, la manière de s’y rendre emprunte un chemin qui n’en est pas un », a-t-elle écrit il y a près de quarante ans. « La nature de l’utopie que j’essaie de décrire est telle que si elle était à venir, elle existe déjà nécessairement. » Autrement dit, il ne s’agit pas de la décrire, encore moins d’y parvenir. Cet utopisme n’est pas fait de plans, de projets et de programmes, mais se fonde sur la pratique, la méthode et les expériences. Qui se comprend par le care et la lutte collective, et conçoit la lutte comme un soin, et le soin comme une lutte. Aujourd’hui, si nous devons parler d’utopie, faisons en sorte qu’elle se dirige vers ce chemin qui n’en est pas un. Et si nous y renonçons, que ce soit parce que le mot révolution est plus approprié pour exprimer nos désirs.

Étant donnée la prévisibilité des catastrophes à venir – qui nous amène à nous demander, à chaque fois, quelle sera la prochaine ? – il existe d’autres rythmes à entendre, et d’autres manières de se mouvoir. Cette année de luttes peut bien nous prendre un siècle, elle devra se poursuivre coûte que coûte…

  1. Oakland Community Land Trust (« Organisme foncier solidaire d’Oakland ») est une association qui vise à favoriser l’accès au logement abordable en soutirant le foncier de la spéculation immobilière.