29 janvier 2021

American gods stories Migrations forcées, cultes détournés

Dans American Gods (2001), le romancier et scénariste de comics Neil Gaiman décrit les déboires de dieux et déesses de l’Ancien Monde débarqué·es en Amérique du Nord avec leurs fidèles. En mal d’adorateurs et d’adoratrices et en prise avec l’arrogance des nouvelles divinités du capitalisme, leur parcours fait écho à celui de millions de personnes ayant eu un jour à faire des États-Unis leur chez-soi. Seize ans plus tard, les scénaristes de la série adaptée du roman ont voulu prolonger ce parallèle jusqu’à l’ère Trump, insistant sur le continuum multimillénaire de l’histoire des migrations vers le sol américain. Anatomie comparée.

Cet article est issu du sixième numéro de la revue papier Jef Klak, « Pied à terre », disponible en librairie.

Bilquis, jadis reine de la florissante Saba, vit de l’adoration de ses clients à Los Angeles. La nuit a été longue. La semaine a été longue. Les quatre mille dernières années ont été longues. Surtout depuis l’arrivée du sida.

Czernobog ne travaille plus aux abattoirs de Chicago. Le dieu de la Nuit partage aujourd’hui un petit appartement avec les Zoria, trois étoiles sœurs, mais ne se remet pas d’avoir perdu de vue son frère, le brillant Bielobog.

Kali, déesse du Temps et de la Destruction, fait le ménage et le service dans tous les Motel America du pays.

Thot, dieu de la Lune et de l’Écriture, et Anubis, dieu des Morts, dirigent ensemble le funérarium familial Ibis et Chaquel au Caire, en Illinois.

Odin, Père-de-tout, dieu de la Mort et de la Poésie, voyage à travers le continent et monte de petites arnaques pour financer d’obscurs projets.

Fimbulwinter is coming

Le titre n’est pas une fausse piste. Le roman American Gods parle de dieux et déesses américain·es, que le lecteur ou la lectrice rencontre en accompagnant son personnage principal, Ombre, dans un voyage spirituel et géographique à travers tout le pays.

Grand Noir aussi candide que costaud, Ombre sort de prison après avoir perdu son épouse et toute perspective d’avenir. Il rencontre un vieil homme borgne, mystérieux et roublard, M. Voyageur, qui l’engage comme chauffeur et garde du corps. Son nouveau patron l’entraîne de Chicago à Los Angeles en passant par les villages les plus perdus du Wisconsin ou de Virginie, à la recherche d’anciennes connaissances, liées à lui moins par l’amitié que par des dettes d’honneur incompréhensibles au commun des mortel·les. «  Un orage se prépare  », se contente-t-il d’expliquer à son nouvel employé.

Au cours de ce road trip, les croyances rationnelles d’Ombre sont ébranlées. Il découvre une Amérique bien plus fantastique qu’il ne le croyait. Quand un tour de manège avec d’ancien·nes immigrant·es vire à l’assemblée hallucinée de divinités aux yeux étincelants, l’ex-détenu voit même clairement apparaître, derrière une femme de ménage indienne usée par l’âge, un être gigantesque paré d’un collier de crânes et tenant dans chacune de ses nombreuses mains un couteau, une épée ou une tête tranchée. Au fil de son voyage et de ses rêves, Ombre est bien forcé d’abandonner son incrédulité : son patron et ses semblables sont d’authentiques divinités venues d’autres continents et d’autres temps. Il apprendra progressivement les mille titres et surnoms dont est affublé le vieil ase 1 : Aime-la-guerre, Wotan seigneur des gibets, Grimnir le déguisé, Woden l’errant, Odin le gris, Père-de-tout.

Ces dieux et déesses sont scandinaves, mésopotamiennes, germaniques, arabes, slaves, hindoues, égyptiennes, anglo-saxonnes, caraïbes. Ils et elles sont arrivées en Amérique du Nord en traversant les mers, les terres ou les airs avec leurs fidèles, mort·es depuis longtemps. Ces divinités immigrées ont donc pris racine sur ce continent, mais ne s’accoutument pas si facilement à l’american way of life. Elles ont en effet besoin d’être vénérées pour vivre : «  Les dieux meurent. Et lorsqu’ils meurent vraiment, nul ne les pleure ni ne se les rappelle. Il est plus difficile de tuer une idée qu’un être vivant, mais on peut y arriver.  »

Les descendant·es de celles et ceux qui leur ont fait traverser l’océan les ayant peu à peu oubliées pour de nouvelles idoles, les anciennes divinités survivent péniblement dans ce nouveau monde et sont forcées de s’adapter : travailler pour les abattoirs de Chicago afin de sacrifier en son propre honneur des milliers de bœufs à la masse ; utiliser des sites de rencontre pour trouver de nouveaux adorateurs qui les aimeront jusqu’à la dévoration ; créer une entreprise de pompes funèbres pour continuer à mesurer les âmes de ses fidèles, hier descendant·es du Nil, aujourd’hui du Mississippi. Les rares à avoir su maintenir des fêtes rituelles en leur honneur ont dû «  trouver leur public  », «  changer leur image de marque  », «  franchiser leur culte  », quitte à masquer leur nature païenne derrière des cérémonies chrétiennes plus consuméristes que spirituelles. Ainsi Éostre 2, déesse de l’Aurore et du Printemps, profite de Pâques pour se faire offrir œufs, lapins et autres sucreries comme au temps de sa souveraineté.

Not born in the USA

Thot, dieu de la Lune et de l’Écriture devenu M. Ibis, thanatopracteur associé, raconte et archive minutieusement à la plume les parcours de migrant·es accostant sur le continent américain, accompagné·es de leurs dieux et déesses. Ses récits de voyage ne sont pas des histoires de conquêtes emplies d’un vent de liberté, mais des récits de naufrages, d’esclavage, de déportations, d’exode climatique et autres migrations forcées au cours desquelles les divinités attachées aux émigrant·es ne sont pas d’un grand secours.

En 813, des Vikings survivent à une longue traversée glaciale et abordent un vert pays à l’ouest de tout. Ils rencontrent un Skræling 3 aux longs cheveux et vêtu de plumes, le saoulent à l’hydromel et le pendent à un frêne en l’honneur d’Odin, seigneur des gibets. Ils sont massacrés jusqu’au dernier par la tribu du pendu avant le printemps. Quand Leif Erikson le chanceux, fils d’Erik le Rouge, découvre cette terre et la baptise «  Vinland  », son dieu, le Père-de-tout, l’y attend déjà depuis plus d’un siècle.

En 1778, un frère et une sœur inséparables, jumeau et jumelle, sont vendues par leur oncle et arrachées à leur Afrique occidentale et à ses divinités. Lors de la traversée de l’Atlantique, Papa Legba lui-même, lwa 4 des Chemins et des Carrefours, parle par la bouche de la sœur pour la protéger d’un viol. À leur arrivée, les enfants sont séparé·es pour la vie, l’une envoyée comme esclave de maison à La Nouvelle-Orléans, l’autre comme esclave de plantation dans les champs de canne à sucre de Saint-Domingue. Alors qu’il ne visite jamais la sœur au cours de ses célèbres cérémonies voudon dans le bayou américain, Legba aux mille astuces possède le frère lors de la révolte des esclaves de 1791, le chevauchant comme un Blanc chevauche un cheval. Le jumeau se fera tuer par une baïonnette française en 1802 – deux ans avant la création d’Haïti, première République noire indépendante du monde, où les dieux du Dahomey, du Congo et du Niger prospéreront.

De nos jours, un Omanais arrive à New York avec un lot de colifichets en cuivre à vendre en gros et sa profonde foi en le Coran. Terrorisé par la foule, la circulation, le métro – mais aussi par la pression de son beau-frère qui l’accuse de trahir sa famille, son entreprise, et tout le sultanat d’Oman – le pieux musulman tombe éperdument amoureux d’un effrit. Ce puissant djinn de feu, semblable à celui que sa grand-mère jurait avoir jadis aperçu à l’orée du désert, est aujourd’hui contraint de faire le taxi jour et nuit pour survivre.

Ce qu’il faut savoir de l’histoire américaine, écrit M. Ibis sur son journal relié en cuir, c’est qu’il s’agit d’une fiction, d’un croquis simplifié à l’usage des enfants ou des paresseux. […] Une jolie légende veut que l’Amérique ait été fondée par des pèlerins assoiffés de liberté de pensée ou de culte, des immigrants venus dans le Nouveau Monde pour y croître et s’y multiplier, peupler un territoire vierge. En fait, les colonies américaines étaient autant un dépotoir, une oubliette, qu’un refuge. À l’époque où voler douze pence à Londres valait d’être pendu au gibet qu’on appelait l’arbre de Tyburn, l’Amérique devint symbole de clémence, de deuxième chance. Le voyage s’effectuait toutefois dans de telles conditions que, pour certains, mieux valait sauter de l’arbre mort et danser sur le vide jusqu’à ce que la musique s’arrête. On appelait cela la déportation : pour cinq ans, pour dix ans, à perpétuité, telle était la sentence.

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Essie Tregowan, née dans un petit village de Cornouailles au sud-ouest de l’Angleterre et fille d’un pêcheur réputé naufrageur, a toujours été fascinée par les histoires de lutins, de leprechauns, de farfadets, de banshees et autres chiens noirs hantant la lande. Tous les soirs de sa vie tumultueuse, elle déposera dehors une soucoupe de lait à leur attention.

Condamnée à sept ans de déportation pour avoir participé au cambriolage du châtelain qui l’employait depuis ses 12 ans, elle échappe à sa peine en épousant le capitaine du navire qui l’emmène en exil, et revient à Londres clandestinement. Elle y devient voleuse à l’étalage accomplie, persuadée d’échapper à tous les mauvais coups du sort grâce aux offrandes qu’elle persiste à faire aux lutins et leprechauns. Elle est hélas reconnue et condamnée à mort pour son retour illégal. Sa peine est cependant commuée en déportation à perpétuité car elle est enceinte – d’un gardien opportuniste ayant profité d’elle sous prétexte de lui éviter ainsi le gibet. Après un voyage cauchemardesque à bord de la Vierge des mers, elle accoste enfin en Virginie en 1721. Elle est engagée par un planteur de tabac qui la libère et l’épouse huit mois plus tard. Mais ce mari providentiel meurt après dix ans de mariage, la laissant libre et propriétaire de la plantation.

Les revers du sort continueront à émailler la longue de vie de la veuve mais jamais elle n’abandonnera ses croyances et ses rituels importés de Cornouailles. Elle n’oubliera pas de déposer une miche de pain dans les champs au temps de la moisson, et racontera les aventures du «  petit peuple 5  » à ses enfants et petit·es-enfants, même si celles et ceux-ci ne lui réclament plus que des histoires de Jack 6. Au soir de sa vie, un grand homme roux tout de vert vêtu vient la voir. Sûre de le reconnaître, la vieille immigrée cornique le remercie de l’avoir comblée de bienfaits. Lui la corrige en rappelant les déveines qu’il a aussi inspirées : «  Nous sommes comme le vent. Nous soufflons dans tous les sens.  » Quelques instants avant sa mort, l’imposant leprechaun lui prend la main et chuchote : «  Je n’ai rien contre toi, même si c’est toi qui m’as emmené ici, toi et quelques autres, dans ce pays qui n’a pas le temps pour les lutins et leurs pareils.  »

Les humain·es – et avec elles et eux leurs dieux et déesses – traversaient les océans bien avant le débarquement de Colomb, et il y a toujours eu des échanges entre le continent américain et les autres. C’est ce qu’affirme encore le dieu oiseau du Nil, codirecteur de son entreprise de pompes funèbres depuis la guerre de Sécession, mais arrivé au bord du Mississippi il y a bien plus longtemps :

Ce pays fait office de gare centrale depuis au moins dix mille ans […]. Est-ce que les Irlandais sont venus en Amérique au Moyen Âge, allez-vous me demander ? Bien sûr qu’ils sont venus, et les Gallois, et les Vikings, pendant que les Africains de la côte ouest – celle qu’on a appelée ensuite la côte des Esclaves – commerçaient avec l’Amérique du Sud. Les Chinois ont visité une ou deux fois l’Oregon – l’appelaient “Fu Sang”. Les Basques ont établi leurs terrains de pêche sacrée au large des côtes de Terre-Neuve il y a douze cents ans […].

L’erreur, c’est de croire que les hommes ignoraient les longs trajets en bateau avant l’époque de Colomb. La Nouvelle-Zélande, Tahiti et d’innombrables îles du Pacifique ont été peuplées par des marins dont le talent pour la navigation aurait fait honte aux Génois. Quant à la richesse de l’Afrique, elle vient du commerce, quoique surtout avec l’Orient – l’Inde et la Chine. Mon peuple, celui du Nil, a découvert très tôt qu’une barque en roseau pouvait aller à l’autre bout du monde, pourvu qu’on ait la patience et assez d’eau douce. Le gros problème des voyages en Amérique, à l’époque, c’est qu’ils étaient bien trop longs pour le peu qu’ils rapportaient.

Même les peuples qui étaient déjà là depuis des siècles quand Colomb et les colons européens ont débarqué et les ont baptisés «  indiens  » sont un jour arrivés d’ailleurs. Le dieu scribe aux lunettes cerclées d’or s’intéresse ainsi au parcours d’une tribu nomade qui, quatorze mille ans avant notre ère, fuit une catastrophe en transportant son propre dieu : Nunyunnini, un crâne de mammouth orné de lanières de peau et porté sur un cadre en bois à travers la toundra. Guidée par une vision envoyée par leur dieu mammouth et par le champignon pungh à sept taches, la petite tribu de réfugié·es climatiques passe à pied du Grand Nord asiatique en Amérique 7. Là, comme l’a prédit Nunyunnini, leurs descendant·es formeront de nouvelles tribus qui choisiront de nouveaux totems – corbeau, renard, ours, bison. Le dieu mammouth ne tardera pas à être oublié.

White Anglo-Saxon Protestant Gods

S’il a permis le débarquement par erreur de Christophe Colomb en Amérique, l’essor de la marine à voile a surtout considérablement réduit les coûts et la durée de la traversée, et autorisé l’Empire britannique à entreprendre une colonisation de peuplement durable, accélérant la venue de divinités de tous les coins de la planète, l’immigration de travail complétant bientôt la déportation et l’esclavage.

Depuis, de nouvelles idées se sont développées, de nouvelles formes de vie, de nouvelles divinités. Les sacrifices humains au dieu de la Mort, les rituels orgiaques à la reine de l’Amour, les offrandes de nourriture aux leprechauns et autres créatures magiques ont dès lors été remplacées par d’autres sacrifices, plus immatériels : sacrifice de temps devant le petit écran, de sang sur les autoroutes, d’argent dans les casinos et parcs d’attractions, dévotions virtuelles en forme de likes et autres émojis… Les temps ont radicalement changé, comme le dit Odin le gris lui-même, bien décidé à partir en guerre contre «  le putain de paradigme dominant  ».

Les nouveaux dieux et déesses n’ont pas mille titres et surnoms fleuris comme leurs aïeul·les. Ils et elles se font appeler M. Bois, M. Pierre, M. Ville, M. Route, M. Monde, le Technicien ou Media. La plupart sont des petits mâles blancs en costume noir et chaussures cirées, parfois si anodins que la mémoire peine à en garder une trace. D’autres sont plus excentriques, comme ce jeune garçon obèse qui ne quitte pas sa limousine et ne cesse de changer de style, apparemment associé aux forces technologiques les plus diverses – de l’autoroute aux téléphones portables, en passant par l’internet, le plastique et le néon. La dénommée Média, elle, apparaît tantôt en noir et blanc sous l’apparence de Lucy, star d’un sitcom des années 1950 8, tantôt tout en technicolor, travestie en Ziggy Stardust 9, Marilyne Monroe ou Judy Garland.

Arborant un costume trois-pièces, un chapeau ringard et un insupportable sourire, M. Monde semble diriger ce petit monde et parle davantage comme un capitaine d’industrie que comme un chef de guerre : «  En fin de compte, tout se résume à des systèmes entrelacés. Un seul produit fabriqué par une seule entreprise pour un marché global unique.  » Sûr de remporter la guerre si elle éclate – «  Nous avons les armes à feu, nous avons la puissance de feu, vous avez des épées, des couteaux, des marteaux et des haches  » –, il prétend vouloir éviter le conflit, et propose aux anciens dieux et déesses non pas une trêve, mais une fusion. «  La technologie évolue, nous aussi  », précise l’ado accro à la technique. «  Je serai honoré d’évoluer avec vous. Je veux vous aider à influencer les opinions, les comportements, et les croyances comme jamais auparavant.  »

Forcées d’innover sans cesse pour se ménager «  une place dans l’avenir  », abandonnées aussi vite qu’adoptées, les divinités modernes ne sont pas moins exposées à l’oubli et à la disparition que leurs ancêtres immigrés. Elles risquent même l’obsolescence à plus brève échéance si elles n’arrivent pas à se mettre à jour assez vite. Même les divinités des automobiles, leurs dents chromées et leurs gants en cuir noir maculés de sang à force de recevoir des sacrifices humains d’une ampleur inconnue depuis les Aztèques, n’ont pas d’avenir assuré. Les dieux du Fer, si puissants à l’époque de la colonisation de l’Ouest et de l’apogée du chemin de fer, sont aujourd’hui aussi oubliés que les chasseurs d’émeraudes.

Make American Gods great again

M. Monde propose à Aime-la-guerre de lancer un satellite de guidage de missiles nucléaires en orbite au-dessus de la Corée du Nord, baptisé Odin.

Vulcain, dieu de la Forge, dirige une fabrique d’armement en Virginie. Chaque vie prise par une balle produite dans ses usines est un sacrifice en son honneur.

Lors de sa fête de Printemps, Éostre déchaîne une catastrophe climatique stérilisant tout le Kentucky, en représailles à l’arrogance des divinités de la modernité 10.

Jésus accompagne un groupe de migrant·es mexicain·es qui tentent de traverser la frontière. Il est abattu bras écartés, alors qu’il cherche à les protéger des balles tirées par une milice chrétienne, et tout droit sorties d’une usine de Vulcain.

New Media, adolescente asiatique accro aux réseaux sociaux et filtres Snapchat, remplace la cathodique Media, ses sitcoms et comédies musicales désuètes.

La reine de Saba assiste en direct à la télévision à la destruction par l’État islamique du temple de Mahram Bilqis 11 au Yémen, érigé en son honneur il y a plus de trois mille ans.

Publié en 2001, le roman de Neil Gaiman est sorti quelques mois avant l’attaque du World Trade Center à New York. Produite par la chaîne de TV américaine Starz après la défection de son concurrent HBO, son adaptation en série a été confiée à Bryan Fuller et Michael Green 12, avec Neil Gaiman comme producteur exécutif. Les deux premières saisons sont diffusées en 2017 et 2019, soit en pleine présidence de Donald Trump, apôtre-cyborg du fascisme moderne – capitaliste, raciste, sexiste, nationaliste, guerrier. Les changements et ajouts opérés par les scénaristes sont loin d’être innocents.

Assez fidèle au roman, particulièrement pour la première saison, la série invente peu de personnages, qu’ils soient mortels ou divins – même si le destin de certain·es y est parfois creusé. Ainsi Vulcain, les Jésus, ou Thor – dieu du Tonnerre et fils suicidé d’Odin, recruté par des nazis américains dans les années 1930 –, vaguement évoqués dans le roman, ont un vrai rôle dans la série.

Les show runners s’écartent en revanche de la structure narrative du livre, strictement attaché aux rêves et aux voyages d’Ombre, et choisissent une structure non moins classique, pour ne pas dire académique : quelques personnages secondaires sont développés pour nous faire suivre leurs diverses pérégrinations en montage parallèle. Un nouvel arc narratif est ainsi consacré au leprechaun Sweeney le Dingue et à la défunte épouse d’Ombre, Laura Shadow – réanimée par la pièce porte-bonheur de la créature cornique –, tandem pas très catholique qui rencontrera à la Nouvelle-
Orléans deux nouvelles anciennes divinités : le Baron Samedi et Maman Brigitte 13, seul couple mixte du panthéon vaudou.

La série s’intéresse particulièrement au sort des divinités racisées déjà présentes dans le roman : l’effrit de feu, le temps qu’il vive son histoire d’amour avec son fervent compagnon fraîchement arrivé d’Oman ; Bilquis, jouant désormais un double jeu risqué avec les deux camps divins en guerre 14 ; Compé Anansi, dieu araignée venu d’Afrique de l’Ouest et des Caraïbes, bien plus présent et enragé ; ainsi que les dieux du Nil, toujours affairés dans leur salon funéraire du Caire.

Le dieu de la Lune et de l’Écriture approfondit ses récits de migration, de vie et de mort 15. Il raconte ainsi une nouvelle histoire de traite négrière mettant en scène son congénère araignée. En 1697, au fond de la cale d’un négrier hollandais, un jeune Africain invoque désespérément Anansi. Le dieu farceur quitte sa forme d’arachnide pour un costume violet à carreaux et s’adresse aux futurs esclaves entravés :

Tu veux de l’aide ? Très bien. Laisse-moi te raconter une histoire. Il était une fois un homme qui s’était fait baiser. Ça vous plaît cette histoire ? C’est l’histoire des Noirs en Amérique ! Putain… vous ne savez pas encore que vous êtes noirs. Vous vous prenez juste pour des êtres humains. Permettez-moi de vous apprendre que vous êtes tous noirs. Le jour où ces connards de Hollandais ont dit qu’ils étaient blancs, vous êtes devenus noirs, et c’est leur façon polie de vous décrire. Je vais vous brosser le tableau de ce qui vous attend sur le rivage. Vous voilà en Amérique ! Terre de promesses, pays de cocagne. Et devinez quoi ? Vous allez être esclaves. Séparés, vendus, exploités jusqu’à la mort ! Les chanceux auront leur dimanche pour baiser et se reproduire. Et tout ça pour quoi ? Du coton. De l’indigo. Une chemise violette à la con. Une seule bonne chose : le tabac que vos petits-enfants cultiveront gratuitement va refiler le cancer à une tripotée de connards blancs. Et ce n’est que le début. Cent ans plus tard, vous êtes baisés. Encore un siècle après ça, baisés. Un siècle après votre libération, ça continue : baisés au boulot et abattus par la police. Vous voyez le tableau ? Lui, il voit. Je l’aime bien, lui. Il se met en colère. La colère c’est bien. La colère fait bouger les choses. Tu as versé des larmes pour Compé Anansi et le voici qui te dit que vous êtes sur le point de subir trois cents ans de soumission, de saloperies racistes et de maladies cardiaques. Il te dit que vous n’avez aucune raison de ne pas monter sur le pont pour trancher la gorge de ces connards de Hollandais, jusqu’au dernier, et de foutre le feu à ce bateau !

Le dieu farceur libère alors l’homme l’ayant invoqué, qui détache ses camarades avant d’incendier le navire. Le négrier en feu coule. Quelques planches échouent à terre. Une araignée velue arrive en Amérique.

Amerindian Gods

Le dieu du Nil poursuit aussi l’histoire de la petite tribu asiatique adulant Nunyunnini, cette fois-ci juste après sa traversée à pied du détroit de la Béringie. La Terre promise qu’ils et elles foulent pour la première fois est bien plus pauvre qu’espérée. Quand la prêtresse communie avec le dieu mammouth, il lui annonce qu’échapper au froid et à la famine leur coûtera cher, et lui montre une vision d’un bison blanc aux yeux flamboyants qui l’embroche avec ses cornes. La gardienne des esprits se fera effectivement tuer par flèches lorsqu’elle refusera une offrande d’une autre tribu. Les sien·nes céderont à la faim et accepteront la nourriture offerte, adoptant bientôt le bison comme totem.

Tout au long de son voyage en compagnie du Père-de-tout, Ombre croise régulièrement en rêve un bison blanc aux yeux de feu, aux intentions assez obscures mais lié à l’Amérique d’avant la colonisation européenne.

Crois ! articule le vieux bison enroué.
— En quoi ? demande Ombre.
— Tout, répond la bête à corne.

Présente sur le continent depuis au moins seize mille ans, l’énorme créature ne demande jamais à être révérée pour elle-même, contrairement à toutes les divinités, antiques ou modernes, croisées lors du voyage d’Ombre, y compris les multiples incarnations du fils du dieu chrétien – nazaréenne, grecque, africaine, mexicaine, asiatique, hippie –, même si celles-ci culpabilisent à la fête pascale d’Éostre de s’approprier les prières autrefois adressées directement à la déesse païenne 16.

Une des clés du roman n’a pas encore été abordée par la série : au cours d’une énième expédition avec son patron divin, Ombre se rend dans une réserve lakota du parc national des Badlands et lie connaissance avec un vieil Amérindien buveur de Budweiser. Ombre croit l’entendre se faire appeler Whiskey Jack – déformation de Wisakedjak, dieu cree et algonquin. Quand Aime-la-guerre cherche à le recruter, le dieu filou refuse catégoriquement de s’engager : «  Ils ont déjà gagné. Tu as déjà perdu. Comme pour l’homme blanc et mon peuple. Dans l’ensemble, les Blancs ont gagné. Et là où ils ont perdu, ils ont signé des traités. Ensuite ils les ont violés, si bien qu’ils ont gagné à nouveau. Je ne me battrai pas pour une autre cause perdue.  » Réputé avoir provoqué un déluge ayant détruit l’ancien monde, mais aussi avoir créé celui-ci, il expliquera plus tard à Ombre ne pas se considérer comme un dieu mais comme un «  héros culturel  » : «  On a en gros le même emploi que les dieux, mais on fait plus de conneries et personne ne nous révère. Les gens racontent des histoires sur nous, mais aussi bien celles où on passe pour des cons que celles où on brille.  » Bref, la guerre civile divine qui oppose les tenants du progrès et leurs aïeul·les colons ne le concerne pas : «  Vous, vous venez en Amérique, vous nous prenez notre canne à sucre, nos pommes de terre et notre maïs ; ensuite vous nous vendez des chips, du pop-corn au caramel, et c’est nous qui tombons malades.  » Prosaïque mais pas rancunier, Wisakedjak restera donc dans son mobile home en bord de réserve, à boire tranquillement de la bière et du cidre en compagnie de Johnny Appleseed Chapman, pépiniériste et missionnaire légendaire au temps de la colonisation du Midwest.

À l’approche du dénouement, Ombre croise à nouveau le héros amérindien, le temps de partager une bière et une leçon d’anthropologie animiste et antinaturaliste :

Écoute, ce n’est pas un bon pays pour les dieux. Mon peuple l’a compris depuis longtemps. Il y a des esprits créateurs qui ont trouvé la Terre, ou qui l’ont créée, ou qui l’ont chiée, mais réfléchis un peu : qui révérerait un coyote ? Il a sauté la Femme-Porc-épic et il s’est retrouvé la bite en pelote d’épingles. Quand il s’engueule avec les rochers, c’est les rochers qui gagnent. Alors, oui, mon peuple pense que, peut-être, il y a quelque chose derrière tout ça, un créateur, un grand esprit : on lui dit merci, parce que c’est toujours une bonne chose à dire. Mais on n’a jamais construit d’églises. On n’en avait pas besoin. Notre église, c’était le pays. Notre religion, c’était le pays. Le pays était plus vieux et plus sage que le peuple qui l’habitait. Il nous donnait du saumon, du maïs, du bison, du pigeon migrateur. Il nous donnait du riz sauvage et des vairons. Il nous donnait des melons, des courges et des dindes. Nous étions ses enfants, tout comme le porc-épic, le putois et le geai […]. [Les avocats,] ici il en pousse pas. C’est un coin à riz sauvage. À élans. Ce que j’essaie de dire, c’est que toute l’Amérique est comme ça. Ce n’est pas un bon pays pour les dieux. Ils y poussent mal. Ils sont comme des avocats qui essaieraient de pousser sur une terre à riz sauvage.

Odin, seigneur des occis, dont la lance Gungnir lui permet de s’accaparer les sacrifices de tou·tes les mort·es d’un champ de bataille, M. Monde et son menaçant «  Adaptez-vous ou mourrez  », Donald Trump et son mur anti-invasion à l’image du mur magique protégeant Midgard 17 des Géants de glace, tous ont en commun d’avoir besoin de la guerre, du sang et de la peur. Si l’on suit Wisakedjak, c’est la résistance de la terre à toute conquête matérielle ou spirituelle hégémonique qui oblige celles et ceux voulant dominer le pays à la violenter continuellement, à lui faire en permanence la guerre. La guerre comme prix à payer pour faire pousser des avocats sur une terre à riz sauvage, pour exploiter sans limites toutes les ressources humaines et non humaines. La guerre pour faire plier la terre, plier les peuples, plier les divinités. Une guerre globale, asymétrique, permanente. Une guerre qu’il ne s’agit pas de gagner, juste d’entretenir tant qu’il y a des vivant·es pour la mener.

Écoute : les dieux meurent quand ils sont oubliés.

Les gens meurent aussi. Mais le pays reste.

Amical Gods

Amateur de comics depuis sa jeunesse, le Britannique Neil Gaiman devient journaliste après s’être vu refuser plusieurs scénarios. Son intérêt pour les bandes dessinées renaît en 1984 lorsqu’il découvre la fabuleuse reprise de Swamp Thing par son compatriote Alan Moore. Profitant de son statut de journaliste, il fréquente les congrès de fantasy et rencontre Moore, qui l’initie au roman graphique. Gaiman prend alors sa succession sur le titre anglais Miracle Man et rédige la minisérie américaine Orchidée noire, dessinée par l’Anglais Dave McKean. L’année suivante, Karen Berger, responsable éditoriale chez DC, déjà à l’origine du recrutement de Moore et d’autres Anglais comme Grant Morrison ou Jamie Delano, l’invite à réinventer un personnage populaire des années 1970, The Sandman.

Gaiman publiera soixante-quinze numéros de Sandman entre 1988 et 1996, au cours desquels se succéderont les dessinateurs les plus inventifs et dont les couvertures sont toutes réalisées par son complice Dave McKean. La série décrit le destin du «  marchand de sable  », Dream, roi des rêves et l’un des sept Infinis avec ses sœurs et frères – l’éternelle adolescente Death, le taciturne Destiny, l’androgyne Desire, la torturée Despair, la multicolore Delirium et le jovial vagabond Destruction, qui a abandonné son royaume il y a des siècles pour laisser l’humanité s’occuper de détruire et de créer en toute autonomie. Ces forces immémoriales personnifiées, contrairement aux divinités décrites dans American Gods, n’ont pas besoin que les mortel·les croient en elles pour exister. Si elles peuvent mourir et être remplacé·es, elles ne disparaissent jamais vraiment. La fantastique fresque de Gaiman, qui colore l’Amérique contemporaine de toutes les mythologies d’Europe et d’ailleurs, est indéniablement une des plus belles œuvres de bande dessinée jamais écrite et dessinée. Elle rencontre un immense succès populaire, en même temps qu’une reconnaissance critique sans précédent pour un comics. La série fait la gloire de la collection «  Vertigo  », créée par Karen Berger et qui réédite Sandman sous forme de recueils, et de Gaiman lui-même, marquant le début d’une carrière prolifique.

Installé définitivement dans une maison isolée du Wisconsin, il ne cessera dès lors d’écrire à la fois des bandes dessinées, des albums pour la jeunesse et des romans, signant également certaines adaptations de ses œuvres pour le cinéma ou la télévision. S’il n’a pas directement scénarisé la série American Gods, il écrit en revanche lui-même l’adaptation de Good Omens («  De bons présages  »), une comédie apocalyptique à l’humour très anglais, sans doute pour honorer une promesse faite à l’ami avec qui il l’avait coécrit : Terry Pratchett.

  1. Divinités dominant le panthéon nordique, les ases résident dans la cité d’Asgard, un des neuf mondes reliés par le frêne Yggdrasil. Depuis un traité de paix immémorial, les ases y cohabitent pacifiquement avec les vanes, une autre race    de dieux et déesses venue de Vanaheim.
  2. Éostre, déesse saxonne du Printemps et de la Fertilité, est fêtée au moment de l’équinoxe pour célébrer le renouveau de la vie et de la terre après l’hiver et le retour de la déesse sous son visage de jeune fille. Déesse de l’Aube et de l’Est, elle est aussi appelée Ostara en vieil allemand ou Easter en anglais, Ostern et Easter signifiant «  Pâques  ».
  3. Dans la Saga des Groenlandais, Skræling est le nom que les colons scandinaves prêtent aux peuples du Groenland et du Vinland – ce «  pays du vin  » découvert par Leif Erikson autour de l’an 1000 et qui correspondrait à l’île de Terre-Neuve au Canada.
  4. Les lwas ou loas, aussi appelés «  mystères  » ou «  invisibles  », sont les esprits honorés par la religion vaudoue, intermédiaires entre les humain·es et le grand maître Mawu, dieu créateur lointain et indifférent.
  5. «  N’était-ce pas là la plus énorme blague irlandaise ? Les leprechauns avaient été en leurs temps les plus grands habitants des monts…  »
  6. Jack et le Haricot magique, Jack le tueur de géants, ou encore Jack Frost. Héros archétypal américain, Jack vient lui aussi d’Angleterre et de Cornouailles, avant que les colons des Appalaches ne se réapproprient ses aventures. Voir notamment le recueil du folkloriste américain Richard Chase, The Jack Tales ou la fabuleuse série de comics de Bill Willingham, Lan Medina et Mark Buckingham, Fables ainsi que la série dérivée Jack of Fables.
  7. À l’époque, vers – 14 000, le niveau de la mer emplissant aujourd’hui le détroit de Béring était de cent mètres inférieur et une bande de terre, la Béringie, permettait le passage à pied de Sibérie orientale en Alaska.
  8. I love Lucy, sitcom en noir et blanc très populaire diffusé entre 1951 et 1957, raconte les déboires de Lucy Ricardo, femme au foyer new-yorkaise voulant se lancer dans une carrière artistique malgré l’interdiction de son mari, chef d’orchestre dans un cabaret.
  9. Ziggy Stardust est un personnage androgyne fictif créé et interprété par David Bowie, au centre de son cinquième album, sorti en 1972 : The Rise and Fall of Ziggy Stardust and the Spiders from Mars. L’icône du glam rock à paillettes y est décrit comme le messager humain envoyé par une intelligence extraterrestre pour transmettre un message d’amour et de paix à l’humanité, qui n’a plus que cinq années à vivre.
  10. «  Tu devrais être comblée qu’on croie encore à quelque chose qui n’a pas d’écran  », lui lance Media peu avant que la déesse de l’Est ne reprenne le printemps, en provoquant le désastre.
  11. Ce temple est situé au sud de la ville de Marib, ancienne capitale du royaume de Saba. En 2007, un attentat-suicide à la voiture piégée a tué deux guides yéménites et huit touristes espagnol·es visitant ce temple. Il n’a en réalité pas été détruit par Daesh en 2013 comme le suppose le dernier épisode de la première saison d’American Gods.
  12. Bryan Fuller est un producteur et scénariste américain de séries télévisées qui a notamment travaillé sur Dead Like Me, Heroes, Pushing Daisies et Hannibal ; Michael Green un scénariste de séries (Kings ou Heroes), et de films (le très mauvais Green Lantern, Logan ou Blade Runner 2049). Ces deux show runners ont traduit la dark fantasy du roman American Gods en une ambiance onirique et lancinante, pour ne pas dire poussive, tout en ralentis, couleurs flashy, et musique traînante.
  13. Le Baron Samedi est l’un des aspects du lwa vaudou Baron : c’est le lwa des Morts et de la Résurrection, chef de la famille des lwas Guédés. Il est le mari aussi infidèle qu’amoureux de Maman Brigitte, seule lwa blanche du panthéon vaudou et descendante de la déesse celtique Brigid, également connue sous le nom de sainte Brigitte de Kildare.
  14. Dans le roman, la reine de Saba refuse de négocier avec les divinités du progrès. «  Tu es une fille analogique dans un monde digital  », lui lance le dieu de la Technique aux allures de gosse de riche depuis sa limousine, avant de lui rouler dessus.
  15. Chaque épisode de la première saison de la série commence par une histoire écrite et racontée par le dieu oiseau thanatopracteur. Certains de ces récits reprennent strictement ceux du roman, parfois de manière sensiblement différente ; d’autres sont inédits, comme celui des migrant·es mexicain·es passant la frontière accompagné·es d’un Jésus.
  16. Assis en tailleur à la surface de la piscine, un Jésus auréolé se morfond, sirotant un peu d’eau changée en vin avant de jurer en laissant couler son verre.
  17. Dans la mythologie nordique, Midgard est un des neuf mondes reliés par Yggdrasil. C’est un disque entouré d’un océan infranchissable habité par le grand serpent de mer Jörmungandr et relié à Asgard par le Bifröst, le pont arc-en-ciel. C’est le royaume où vivent les humain·es créé·es par le Père-de-tout, protégé par une muraille qu’Odin et ses deux frères construisirent à partir des sourcils du géant Ymir pour se défendre contre les Géants de glace.