8 avril 2023

« Il n’est pas question de déconstruction mais de confrontation. » Perspectives et pratiques afroféministes. Entretien avec Fania Noël

Le mouvement en cours contre la réforme des retraites a forcé le gouvernement à reporter le grand projet de loi « Immigration, intégration, asile » porté par le ministre de l’Intérieur, Darmanin. Mais même ajournée et découpée en plusieurs textes courts, cette nouvelle loi s’annonce particulièrement dangereuse pour les femmes noires, surreprésentées dans les métiers précaires. L’afroféminisme, mouvement qui hérite de dizaines d’années de combats menés en double minorité, offre justement de nombreux axes de réflexion et de lutte. Il analyse l’articulation entre patriarcat et blanchité et critique le féminisme dit universaliste, dominé par les classes supérieures.

Fania Noël, qui était membre du collectif Mwasi en charge de la formation à la théorie et idéologie politique et autrice de Et maintenant le pouvoir. Un horizon politique afroféministe, revient sur sa généalogie en France, les perspectives politiques qu’il éveille et l’importance de la non-mixité comme mode d’organisation.

L’entretien a été initialement mené par Juliette Volcler et Aude Rabillon pour leur série « Renverser le féminisme » diffusée sur Radio renversée le 14 juillet 2020.

Image de Une : Maya Mihindou, originalement conçue pour l’AfroFem Tour du collectif Mwasi.
Don’t agonize, organize ! : Vaëll, initialement réalisée pour l’édition 2017 du festival Nyansapo organisé par le même collectif.

Fania Noël, tu as été membre du collectif afroféministe Mwasi né en 2014. Peux-tu nous parler de son origine et du choix de son nom ?

Je suis militante et membre du collectif afroféministe Mwasi depuis 2015. Il a été créé par des femmes majoritairement originaires du Congo. Une de ses cofondatrices, Sharone Omankoy, est une militante qui travaille sur les questions de santé sexuelle et de VIH. Il s’organise en double non-mixité : non-mixité raciale, entre personnes afro-descendantes, et non-mixité de genre, entre femmes. Nous pensons le genre comme un antagonisme de la classe des femmes – composée pour nous de toutes les femmes (cis1 et trans) et les minorités de genre – avec l’autre classe, celles des hommes. Mwasi est une organisation politique révolutionnaire, dont le nom veut dire « femmes ou filles » en lingala, l’une des langues les plus parlées au Congo.

D’autres collectifs afroféministes ont vu le jour en France dans les années 2010, comme Afrofem2. Quelles sont vos racines communes, quelle généalogie se donnent votre collectif et l’afroféminisme en général ?

En tant que militante et chercheuse, je pense que les mouvements sociaux ne surgissent pas spontanément dans un vide. Ils émergent parce qu’il y a eu des problématisations antérieures de la question, parce qu’il y a eu une subjectivation, c’est-à-dire que certaines personnes ou certains problèmes ont été pensés comme des sujets. Ce qui nous a permis de créer un collectif afroféministe, tout comme le black feminism, l’afroféminisme, le womanism ou encore l’africana-womanism3, qui sont nés dans des contextes de double minorité, de minorité raciale et de minorité de genre. Et en premier lieu dans les contextes esclavagistes. Pour retracer la généalogie, on peut ainsi remonter aux femmes mises en esclavage dans les Caraïbes, comme en Haïti, à Saint-Domingue, à Trinidad, dans les Amériques qui ont produit les premiers récits pensant la double minorisation dans un contexte de suprématie blanche, d’esclavage et de patriarcat.
Je pense à un livre très important, The History of Mary Prince4, récit autobiographique sous forme de monologue d’une femme mise en esclavage aux Bermudes. Elle y raconte les violences patriarcales et racistes qu’elle subit. Aux violences des personnes blanches, quelque soit leur genre, intriquées dans les rapports d’exploitation s’ajoutent les violences sexuelles exercées directement par les hommes blancs mais aussi indirectement par les femmes blanches propriétaires d’esclaves qui sont nombreuses dans les Caraïbes à ouvrir des maisons closes pour s’enrichir. Elle décrit enfin les violences patriarcales intra-communautaires exercées par les hommes esclavagisés comme elles.

Si on s’en tient au contexte français, la Coordination des femmes noires, aussi appelée le Mouvement des femmes noires, est très importante. Ce mouvement, qui regroupait des intellectuelles et des étudiantes, a été initié en mai 1976 par Awa Thiam et Maria Kala Lobé. Elles tiennent leur première conférence publique en 1977 à Paris et manifestent en s’attaquant très clairement aux questions patriarcale et raciste5, spécifiquement liées à la situation des femmes noires.
Cette première coordination ne se disait pas afroféministe, mais s’organisait en non-mixité, rassemblant des femmes noires des Antilles et d’Afrique subsaharienne, de la première génération. Leurs slogans disaient l’exotisation dont elles étaient l’objet, « on n’est pas des sujets ethnologiques ».
Cette coordination s’inscrit dans ce contexte de la fin des années 1970, début des années 1980. En 1982, le Groupe pour l’abolition des mutilations sexuelles (GAMS6) est créé. En 1983, a lieu « la grande marche pour l’égalité et contre le racisme », qui a été appelée par la suite « la marche des beurs ». Les demandes des marcheur⋅euses concernaient les expulsions, les droits liés à l’immigration, au logement, au séjour, au vote, à l’asile, etc7. Iels constatent publiquement que l’histoire se répète, que le continuum de l’exploitation se perpétue avec l’exploitation des sans-papiers.
Mwasi découle tout autant des récits de trajectoires personnelles, des processus socio-historiques qui remontent à l’esclavage et la colonisation, que de ces organisations de primo-arrivant⋅es et d’étudiant⋅es antillais⋅es et africain⋅es qui se mettent en place à Paris et dans l’hexagone.

Quelle démarche militante l’usage de ce terme d’afroféminisme implique-t-il ?

Aux États-Unis, on parle de black feminism, mais aussi de womanism, d’après le courant fondateur de la romancière et militante Alice Walker, ou encore d’africana-womanism (conceptualisé par l’universitaire et autrice Clenora Hudson-Weems), qui désigne un courant davantage porté vers l’internationalisme. Mais nous avons choisi de parler d’« afroféminisme » parce que nous sommes dans un contexte francophone. On n’allait pas utiliser le mot « black », qui est utilisé en France comme un euphémisme raciste par les gens qui ne savent pas dire noir·es. L’expression « noir féminisme » n’est pas satisfaisante car elle ne marque pas culturellement, alors que « afro » désigne justement à la fois notre condition de noire et le fait d’être ancrée culturellement dans l’Afrique subsaharienne et les Caraïbes. C’est un double mouvement : « afroféminisme » vise à bien signifier le fait que nous ne sommes pas une organisation noire au sein du mouvement féministe, mais une organisation féministe au sein du mouvement noir.

Envisagez-vous le travail critique et idéologique que vous menez comme une politique de déconstruction ?

Je suis assez critique de l’idée de déconstruction qui rabat le problème sur l’individu, supposant que : « si on se réforme nous-même, ça peut changer la société. » Je crois, au contraire, beaucoup aux organisations politiques, collectives. Je pense que leur but est de pouvoir mobiliser – je vais parler comme Lordon (avec qui je suis en désaccord sur de nombreux points) – un maximum d’affects pour faire agir les gens et pour entrer en antagonisme, gagner des luttes mais aussi des guerres idéologiques. Il n’est pas question de déconstruction mais de confrontation. Cette confrontation que nous instaurons ne date pas de Mwasi, ni de 1977, mais des premières femmes noires esclaves réclamant la liberté. En face d’elles, il y avait des esclavagistes femmes qui rejetaient leur liberté. Ces conflits se reconfigurent et se reformulent selon les contextes : ce n’est plus pour la fin de l’esclavage que nous luttons, mais pour la fin d’autres formes d’exploitation et pour l’égalité comme concept radical.

Votre organisation porte une critique sévère du féminisme dit universaliste, peux-tu nous en parler ?

Le féminisme universaliste n’est universel que pour lui-même : il n’y a que lui qui pense qu’il l’est. Il prétend qu’il peut libérer toutes les femmes par « ruissellement » – une théorie récupérée chez les capitalistes. Il promeut des femmes qui sont à la tête du Medef, « qui en veulent ». C’est un féminisme forgé pour celles qui veulent pouvoir lire Elle, gagner 6 000 € par mois, avoir un appartement à Paris, une famille hétérosexuelle jolie, embaucher une nounou et une femme de ménage racisées – ça coûte moins cher – et avoir des retours d’impôts et partir en vacances à Arcachon. C’est le féminisme encouragée par le ministère de l’Égalité entre les femmes et les hommes : il ne vise pas la chute du patriarcat mais s’efforce de le rendre confortable pour la fraction la plus proche du pouvoir, pour les femmes de classe supérieure bourgeoise, à la rigueur des classes moyennes mais pas trop, blanches, dans un contexte occidental.
Pour être vues comme de vraies femmes, acceptables, ces femmes ont besoin que d’autres groupes de femmes leur soient subalternes. Elles ont besoin de femmes pauvres à embaucher, de femmes avec d’autres sexualités pour être reconnues comme « non-déviantes », pour être celles que l’on choisit et bénéficier du meilleur échange économico-sentimental dans le cadre du mariage bourgeois. Pour être « les filles de », « la femme de », etc., il en faut d’autres qui ne soient jamais « les filles de » et « les femmes de ». Patricia Hill Collins dans Black Feminist Thought8 observe la propension des femmes blanches bourgeoises à chercher leur image en miroir dans les privilèges de classe et de race de leur père, frère ou mari, ce qui forge leur aspiration à y accéder. C’est comme être à deux doigts du soleil : elles en sont si proches sans pouvoir l’atteindre. Mais ce soleil est un leurre ! Il ne représente qu’une aspiration à être en position de domination. Entretenir cette aspiration empêche d’envisager d’abolir le soleil pour aller sur la lune – voire pourquoi pas sur plusieurs lunes ! Les féminismes Noires (je pense aux mouvements radicaux, car il existe aussi des variantes libérales) sont une propositions pour faire autre chose, pour un changement radical, à la fois culturel et politique.

Mwasi s’appuie entre autres sur deux outils, la non-mixité et l’intersectionnalité, ce concept développé par la juriste noire Kimberlé Crenshaw, qui pense l’articulation entre les différentes oppressions – classe, race, genre – et qui a profondément transformé le féminisme. Peux-tu nous expliquer le rôle qu’ils jouent dans votre collectif ?

Il y a quatre ans, je me suis trouvée au milieu d’une polémique à cause du camp d’été décolonial que j’ai co-organisé avec ma camarade, Sihame Assbague9. Puis Mwasi a été attaqué à son tour pour son festival Nyansapo10 parce que des ateliers en non-mixité étaient prévus. Des gens bienveillants ont essayé de nous défendre en affirmant des choses comme : « Les personnes qui subissent la même chose ont besoin d’être entre elles ». L’enfer est pavé de bonnes intentions : le problème de cet argumentaire, c’est qu’il évacue la stratégie politique. On est une organisation politique. On n’est pas en non-mixité pour se raconter qu’on a subi du racisme. On est Noir·es, on sait qu’on subit du racisme, on a des ami·es à qui en parler. Ce n’est pas ça. Mwasi dispose d’un bureau politique actuellement composé de 7 membres et réunit 65 membres sympathisantes, nouvellement intégrées, qui travaillent dans toutes les commissions. Nos groupes de travail ne sont pas des endroits pour se raconter, ils sont tournés vers l’extérieur et le changement du monde.
Le militantisme est un accélérateur de radicalité, un accélérateur de formation et la non-mixité est un de ses outils. Ce que je vis, ce que je vois, ce que je subis et ce que quelqu’un·e d’autre subit, on le met en commun et on monte en niveau d’analyse, en complexification, en généralité. Se retrouver en non-mixité produit une praxis, une idéologie, une théorie militante basée sur ce qui marche – en terme de mobilisation et de lutte – pour changer. Expérimenter l’échec, essayer, c’est fondamental pour apprendre. Par exemple, nous devons admettre notre incapacité collective à nous défendre lorsqu’il s’agit de violences qui ont lieu dans la sphère domestique et privée, qui reste l’espace le plus dangereux pour toutes les filles, les femmes, les minorités de genre et sexuelles. Les espaces féministes communautaires de gestion de la violence permettent de tâtonner, d’élaborer des solutions applicables peut-être plus tard à grande échelle11. Si on se réunit juste pour se dire à quel point on subit le racisme, on n’essaie pas.
En revanche, Mwasi n’est pas un collectif intersectionnel. L’intersectionnalité est un outil d’analyse qui a des défauts et des qualités, comme tout outil d’analyse. Nous l’utilisons pour appréhender dans toute leur complexité les interactions des imaginaires racistes, patriarcaux et de classe dans un contexte socio-historique particulier. On peut prendre pour exemple le traitement médiatique de la mort d’Alisha, une adolescente de 14 ans, tuée par deux camarades de lycée en 2021. L’institution judiciaire décrit le plus souvent les filles impliquées dans des crimes ou délits comme étant sous influence. Or dans ce cas, les récits médiatiques ont dépeint l’un des coauteurs, Théo, comme étant sous l’influence de sa copine, Junie, noire et d’origine haïtienne. On voit que les stéréotypes de genre opèrent différemment puisque c’est sous des traits masculinisés qu’apparaît cette jeune fille. Le cadre à partir duquel le crime est rendu intelligible emprunte à l’imaginaire de la tentatrice presque démoniaque qui fait ressortir les plus vils instincts de l’innocence de la blanchité12. Cet outil important ne représente pas non plus l’alpha et l’oméga de notre grille de compréhension. Le problème du terme « intersectionnel » c’est qu’il est utilisé à tout va, comme une manière d’affirmer qu’on lutte contre toutes les oppressions à la fois. Il est parfois employé comme un synonyme de « diversité » – on entend même parler de « personne intersectionnelle », ce qui ne veut absolument rien dire. Par ailleurs, on n’a pas besoin que des groupes majoritairement blancs s’occupent des femmes Noires. En revanche, ce qu’il est possible de faire, c’est de la stratégie.

Comment envisagez-vous vos alliances politiques ?

Pour nous, il est impossible de lutter dans un seul endroit contre tout en même temps. Les gens qui disent ça ne sont nulle part. À Mwasi, on ne s’occupe pas de la diversité, on défend les femmes Noires pauvres dans une perspective anti-capitaliste. Quand le collectif dit défendre les femmes Noires, il pense à toutes les femmes Noires, il n’exclue pas les femmes trans. Bien que nous ne travaillions pas nous-mêmes sur le validisme13, on le prend en compte dans certaines de nos analyses. C’est ça notre positionnement politique : on ne cherche pas à être hégémonique mais à ne pas être en antagonisme avec d’autres luttes. Être hégémonique, c’est le problème des féministes universalistes…
Il faut comprendre l’intérêt de la coopération avec d’autres organisations centrées spécifiquement sur certaines questions. On travaille avec des collectifs qui ont des bonnes analyses sans avoir besoin de se dire intersectionnels. On peut bosser par exemple avec un collectif de meufs blanches féministes révolutionnaires sur la question du travail précaire pour penser la condition des femmes de ménage, avec d’autres organisations sur la question de la santé mentale ou du validisme, etc. La coopération, c’est-à-dire se retrouver sur des agenda précis, est ce qui fonctionne le mieux , et ceci bien plus que les désirs d’hégémonie, de combler tous les vides.

La question de la race en français est occultée et cette occultation est un outil de domination. Qu’en est-il de l’afroféminisme en France, comment penser l’imbrication entre genre/race/classe dans ce contexte de tabou ?

Je ne sais pas si vous vous rappelez du nuage de Tchernobyl qui se serait prétendument arrêté aux frontières… De la même façon, étant donné qu’il n’y a pas eu beaucoup d’esclavage sur le territoire hexagonal, la suprématie blanche se serait « arrêtée aux frontières » de la France et vivrait sa vie aux États-Unis d’Amérique. Alors que ces suprématistes américains sont les héritiers des colons venus de cet espace géographique qu’on appelle l’Europe de l’Ouest, qui a conceptualisé et implémenté le racisme, la suprématie blanche.
Cette situation a à voir avec la France. Je ne lui retire pas la gastronomie, mais sur le plan « liberté » et « égalité », il va falloir y revenir. Techniquement au regard de son histoire, elle peut plutôt se targuer d’avoir produit la guerre, la domination, l’exploitation, la colonisation. Elle est un pays centralisé, une forme de monarchie qui ne dit pas son nom, qui se vit comme une puissance mondiale et cultive le mythe de son attachement à l’esprit des Lumières, à une pensée philosophique de l’homme qui a dépassé Dieu et qui a vu la justice.
Même si les États-Unis sont un pays extrêmement raciste, je peux faire ma thèse en sociologie, sur les théories critiques de la race et les féminismes noirs et matérialistes à la New School for Social Research à New York, ce qui aurait été impossible en France. En revanche, maintenant que je suis chercheuse là-bas, on va m’inviter dans les universités françaises. Dans l’espace médiatique domine plutôt cette figure particulière décrite par Bourdieu d’intellectuel⋅le public⋅que. Ces demi ou trois-quart-philosophes viennent parler sur les plateaux pour expliquer avec de l’imparfait du subjonctif qu’ils sont racistes. Cette figure existe pour occuper l’espace du débat public. La question raciale est au cœur d’une guerre idéologique qui dure depuis extrêmement longtemps, et la France est prête à tout pour la gagner.
Internet a changé la donne : à une époque, trois pèlerins à la tête de deux maisons d’édition pouvaient décider qui valait la peine d’être invité·e à discuter sur le plateau d’Apostrophe. Aujourd’hui, les gens ont des notoriétés avant de passer par la case maison d’édition, la case télé, ou Maison de la radio, notoriétés basées sur leur militantisme, sur ce qu’ils font, sur ce qu’ils disent dans d’autres espaces. Et ça pose problème ! Qu’on puisse voir Maboula Soumahoro, même Assa Traoré, sur les plateaux montre qu’il n’est plus possible de faire barrage. Le monde académique, comme le monde médiatique est obligé de suivre pour faire de l’audience, d’amener ces gens dans le cadre du débat qu’ils ont créé, quand bien même ce serait pour essayer de les humilier.
Auparavant, différentes générations de militant⋅es ont travaillé à imposer leur agenda : à commencer par le MIB (Mouvement de l’immigration et des banlieues) qui a mobilisé sur des questions diverses comme les violences policières, le mal logement, le chômage, la question des régularisations et de la double peine14. La génération post-2005, marquée par les émeutes qui ont fait suite à la mort des deux adolescents Zyeb Benna et Bouna Traoré tandis qu’ils étaient poursuivis par la police, a été déterminante. Elle s’est trouvée à l’articulation du problème racial, œuvrant à une ressaisie critique du mot « race ». La génération 2012-2013-2014, elle, a vu naître des groupes comme Mwasi, le camp d’été décolonial, la revue AssiégéEs15, qui s’organisent en non-mixité.
Ces projets sont de plus en plus nombreux ; des gens produisent des choses, des articles, des blogs, si bien que la guerre idéologique qu’on nous inflige est perdue d’avance. Mais on ne peut pas empêcher des êtres agonisants de se battre. Les attaques constantes que l’on subit sont aussi fortes et nombreuses parce que l’heure est grave : nous ne sommes plus insignifiantes. Quand le préfet Didier Lallement emploie dans une note – même pour dire qu’il n’existe pas – le terme « racisé », il ne se rend pas compte qu’il a déjà perdu du terrain sur la bataille idéologique. On est dans un pays où il y a 15 ans, on mettait « blanc » entre guillemets !

Dans Mwasi, il existe une commission Art et culture qui porte beaucoup la question de la mémoire et de son retravail.

Notre organisation est structurée autour de l’idée de mobiliser, de s’organiser et de former politiquement et idéologiquement ; tous les outils sont bons pour y arriver, comme associer art et éducation entre autres. Penser la réappropriation des récits passe pour nous par le fait de mettre en avant des nouvelles pratiques narratives. On pense que l’Histoire et ce qu’on dit de l’Histoire avec un grand H, relève de l’événementiel, de l’écume des choses. Notre choix politique, c’est de parler de tout ce qui est en-dessous, de tout ce qui l’a rendu possible : les choses longues, ou plus petites, qui ne sont pas forcément spectaculaires mais qui ont permis qu’adviennent les dates, les événements dont on se souvient. Cela nous permet de montrer que si la victoire est dans la lutte, la lutte se construit collectivement. On essaie de mettre en lumière les collectifs, les acteur⋅ices, les luttes collectives mais aussi d’avoir une démarche réflexive sur la place des leaders, sur l’individualisme dans l’écriture de l’histoire. On a par exemple monté avec un jeune public un spectacle de théâtre d’objet inspiré par la grève des femmes de ménage du Park Hyatt Vendôme, « Les outils font grève », il marche très bien !

Ça nous fait penser à deux initiatives dans le milieu du cinéma, distinctes l’une et l’autre. D’une part, le livre de 16 actrices en 2018 qui s’intitulait, Noire n’est pas mon métier ; seize actrices qui mettaient en relief le fait qu’elles étaient embauchées parce qu’elles étaient noires, comme s’il fallait placer un personnage de femme noire dans le film, avec une conception très stéréotypée de ce rôle. Plus proche de vous et dans une perspective anti-capitaliste et anti-patriarcale, le documentaire d’Amandine Gay Ouvrir la Voix16 sorti en 2016, a représenté une grande force pour beaucoup de femmes noires françaises ou belges.

Le film d’Amandine, c’est une irruption dans l’espace public et dans le débat public. Son film travaille sur un genre de visibilité particulier, qui s’accompagne d’histoires. Dans le cinéma français, il peut y avoir des personnages noirs mais ils n’ont pas d’histoire. Leur présence n’introduit pas de dimension raciale, ne créé aucune interaction liée à cette dimension. Ce sont, dirait-on, des Noirs républicains. Ou bien ils sont traités avec tous les stéréotypes altérisants en même temps, tous, sans aucune complexification. Au contraire, la créatrice de la série américaine Little Fires Everywhere avec Reese Witherspoon, choisit d’adapter un livre sur la vie d’une femme blanche pauvre, en substituant celle-ci par un personnage de femme noire pauvre jouée par Kerry Washington, une excellente actrice. Les scénaristes ont saisi tous les changements de dynamique que ça créé, d’être une mère célibataire noire pauvre dans une banlieue où habitent beaucoup de Blanc·hes.
Il existe beaucoup de gens doués qui écrivent des films mais ils ne sont pas financés, et on ne peut pas tout faire pour la gloire. Il faut remplir son frigo, et payer son loyer.

L’introduction faite par Amandine Gay à Ne suis-je pas une femme de bell hooks dit bien la difficulté de financer un tel film ; d’ailleurs elle l’a fait en autoproduction, parce que « l’accès aux subventions lorsqu’on ne souhaite pas aborder la question de l’afro-descendance par le prisme de la banlieue, du misérabilisme ou de l’exotisme est quasi impossible ».

Je pense qu’on peut aborder le fait d’être Noir·e par le prisme de la banlieue. Beaucoup de Noir·es vivent en banlieue, il est possible d’humaniser cela ;  jusqu’à présent, je n’ai pas en tête un film français qui soit bien correct sur des Noir·es qui vivent leur vie en banlieue, avec toute les réalités que ça comporte. Le film Moonlight ou la série américaine Queen Sugar traitent des impacts de la ségrégation territoriale mais avec finesse, ou subtilité. L’art sert à ça : à faire que, même à travers un personnage particulier, quand il est bien écrit, je peux reconnaître des choses en moi. Si on cherche des grandes tendances, alors, c’est de la sociologie qu’il faut faire, pas des films.

Pour terminer cet entretien, on pourrait évoquer les autres actions que vous menez comme l’AfroFem Tour ?

Avec la pandémie, il est en pause, il reprendra dès que ce sera possible. L’AfroFem Tour, c’est un mini-Nyansapo, qu’on emmène dans des villes européennes. On est allées à Lyon, Liège, Londres, et Madrid. On a prévu d’aller à Berlin et Lisbonne. À chaque étape ont lieu des séminaires, des conférences, des performances artistiques, des ateliers, des formations, des rencontres. Ça nous permet aussi de faire des réunions avec des groupes sur place, car l’AfroFem Tour est toujours organisé en partenariat avec une organisation afroféministe ou noire dans la ville dans laquelle on va. On essaie de mettre en avant les artistes et les militant·es locaux·ales, de faire de la formation sur des sujets que l’organisation locale maîtrise bien, ou que nous, nous maîtrisons bien. à Liège, au printemps 2019, on a organisé des ateliers avec Collectif Mémoire Coloniale et Lutte contre les Discriminations et avec la poète Lisette Lombé. En novembre, Mwasi s’est rendu à Madrid pour retrouver les collectifs Afrofeministas, Mapa 12N, Migrantes Transgresores, Kwanzaa ou encore le Sindicato de Manteros au centre culturel Matadero.

L’Afrofem Tour est en lien avec une initiative que vous menez, le Digital Bootcamp.

Notre organisation est basée en Île-de-France, elle n’est pas nationale, même si les membres sympathisant·es viennent de partout. Or, on pense qu’il est important que des collectifs se créent localement. Mais c’est souvent difficile de savoir comment commencer politiquement. D’autant que les collectifs rassemblant des personnes noires, des femmes noires, sont beaucoup plus fragiles que d’autres types d’organisation en matière de temps, de ressources, de précarité, d’accès aux financements. Disposer du maximum d’informations est donc très important.
Nous avons tâtonné, fait des erreurs, il y a eu des départs, des embrouilles, des choses n’ont pas marché. Mais on a appris des choses, en presque 6 ans. L’idée du Digital Bootcamp, c’est de mettre à disposition des ressources et des pistes. Sans pouvoir empêcher tous les problèmes, ça peut aider des groupes à bien démarrer, et éviter qu’à peine créés, ils meurent.

Tu es aux États-Unis, où la mobilisation contre les violences policières, notamment autour de la mort de George Floyd, a été plus massive qu’en France. Comment tu analyses le moment qu’on est en train de traverser ?

Ce n’est pas la pédagogie, c’est-à-dire le fait de répéter à chaque individu : « voilà, ça, c’est le racisme », qui fait bouger les choses. Ce sont les mobilisations, quand l’État est dos au mur. Comme l’explicitait Madiba [Nelson Mandela], ce sont les puissants qui fixent le niveau de la violence, le prix à payer pour obtenir justice. S’il faut juste une pétition, tu fais la pétition et tu vas obtenir justice. Avec les mobilisations autour de la mort de George Floyd, il a fallu 8 jours de manifestation pour obtenir une arrestation.
Dans la séquence historique actuelle, le néolibéralisme sécuritaire, ne pouvant plus vendre son projet de croissance éternelle du bien-être pour tous, l’impose de gré ou de force, via la police militarisée, et les interventions militaires. Il assène : on ne cédera sur rien. On ne négociera rien. Cette séquence sera intéressante si on arrive à transformer ce moment en mouvement. Si toutes les forces qui veulent agir se mettent en mouvement, s’organisent pour maintenir la pression et pour qu’on ne se laisse pas emporter dans le prochain chapitre qui aura été décidé pour nous.

 

Pour aller plus loin :

Afrofem, Mwasi Collectif, Éditions Syllepse ;
Et maintenant le pouvoir. Un horizon politique afroféministe, Fania Noël, Éditions Cambourakis ;
• « Qui a peur de la non-mixité » podcasts Nwar Atlantic de Fania Noël ;
Chroniques de Fania Noël sur Manifesto XXI ;
• Écouter la série « Renverser le féminisme » sur Radio renversée.

  1. Personne dont l’identité de genre correspond à celle qui lui a été assignée à la naissance.
  2. On peut citer également le collectif OBA, situé à Marseille
  3. Black feminism recouvre le mouvement et la pensée féministe africaine-américaine qui exprime sa différence vis-à-vis d’un féminisme états-unien qui met au centre l’expérience des femmes blanches tout en omettant de traiter les formes distinctes d’oppression auxquelles sont confrontées les femmes racisées. Voir Black feminism, Anthologie du féminisme africain-américain, 1975-2000, textes choisis et présentés par Elsa Dorlin, L’Harmattan, 2008. Le terme afroféminisme désigne l’organisation, les luttes, la pensée des femmes noires dans les contextes racistes, sexistes et capitalistes. Le terme womanism a été forgé par la romancière et militante Alice Walker dans son livre In Search of Our Mothers’ Gardens. Mettant l’accent sur le fait que l’oppression sexiste croise l’oppression raciale, il appelle à un mouvement qui tout étant proche du féminisme noir, cherche à se penser en dehors du féminisme blanc. Africana womanism a été proposé par Clenora Hudson-Weems à la fin des années 1980 et met l’accent sur la prise en compte des réalités vécues par les femmes africaines et afrodescendantes.
  4. Née esclave de parents esclavagisés, aux Bermudes (territoire britannique), Mary Prince (1788-?) fut la première femme esclave à publier le récit de sa vie, The History of Mary Prince, a West Indian Slave. Related by Herself paru au Royaume-Uni, en 1831. Il est disponible en ligne ici
  5. « La Coordination des femmes noires, ce sont des femmes qui veulent que cesse le ghetto social et politique dans lequel elles sont durement rejetées dans l’immigration. La conscience de classe est là pour certaines, elle arrive pour d’autres, et ensemble nous voulons sortir notre oppression d’un cadre individuel. À partir de la confrontation de notre vécu en tant que femmes et en tant que noires, nous avons pris conscience que l’histoire des luttes, dans nos pays et dans l’immigration, est une histoire dans laquelle nous sommes niées, falsifiées. Sont sorties de l’oubli les prisons des femmes, la participation des femmes dans les combats coloniaux, leur rôle dans le maquis, leur utilisation au lendemain des “indépendances” dans les partis uniques ; le commerce des femmes Mauriciennes vendues aux paysans de Lozère en France, la stérilisation forcée pratiquée sur les noires des États-Unis, des West Indies et des Antilles “Françaises”. (…) C’est pourquoi notre lutte en tant que femmes est avant tout autonome car de la même façon que nous entendons combattre le système capitaliste qui nous opprime, nous refusons de subir les contradictions des militants qui, tout en prétendant lutter pour un socialisme sans guillemets, n’en perpétuent pas moins dans leur pratique, à l’égard des femmes, un rapport de domination qu’ils dénoncent dans d’autres domaines. » Brochure de la Coordination des femmes noires – juillet 1978.
  6. L’association GAMS fondée en 1982 est constituée de femmes africaines et de femmes françaises qui se fixent comme objectif de contribuer à la disparition des pratiques affectant la santé des femmes et des enfants, dont les mutilations sexuelles féminines.
  7. Voir Abdellali Hajjat, La Marche pour l’égalité et contre le racisme, Éditions Amsterdam, 2013.
  8. Black Feminist Thought. Knowledge, Consciousness, and the Politics of Empowerment, Routledge, 2020.
  9. L’accès à ce camp d’été décolonial, dont la première édition a eu lieu en 2017, était réservé aux personnes subissant à titre personnel le racisme d’État. Voir « Camp d’été décolonial : qui a peur de la non-mixité et de l’antiracisme politique ? » auto-entretien de Fania Noël et Sihame Assbague en réponse aux attaques qu’elles ont subies.
  10. Nyansapo est le nom du festival afroféministe organisé par le collectif Mwasi qui s’est déroulé du 26 au 28 juillet 2019 à la Générale (Paris 11e) au cours duquel des ateliers réservés aux femmes noires et métisses afro-descendantes ont eu lieu. L’extrême droite s’est attaquée au festival en faisant courir le bruit qu’il était « interdit aux Blancs ». Cette reformulation a été reprise telle quelle et a été utilisée à droite comme à gauche pour fragiliser l’événement et ses organisatrices. Le 29 mai 2017, la Mairie de Paris et la maire Anne Hidalgo ont communiqué sur le fait qu’elles allaient faire annuler l’événement et qu’elles envisageaient de poursuivre les organisatrices pour discrimination. Les ateliers se déroulant dans des espaces privés, ces menaces sont restées sans effet, la maire s’est néanmoins félicitée d’avoir agi avec fermeté. Joao Gabriell écrit ceci dans un post Facebook du 28 mai 2017 à propos de cette attaque : « Il s’agit ni plus ni moins pour moi d’une énième preuve que ce n’est pas la non-mixité en soi qui gêne ces gens-là, mais bien l’absence du Blanc, censé incarner l’universel, selon leur vision eurocentrée. C’est-à-dire qu’à partir du moment où le Blanc n’a pas sa place, il s’agit là d’un attentat contre sa position de référent autour duquel tout doit tourner. » Voir « Festival Nyansapo, avoir l’audace d’être une organisation noire et autonome. »
  11. Voir Fania Noël, Et maintenant le pouvoir. Un horizon politique afroféministe, Cambourakis, 2022, p. 116-117.
  12. Voir une analyse plus détaillée de cet exemple Dans Feu ! Abécédaire des féminismes présents.
  13. Oppression subie par des personnes handicapées, qui découle du fait que les personnes valides soient considérées comme la norme sociale, enviable ou supérieure.
  14. Le MIB, né en 1995, s’inscrit dans la succession d’organisations comme Convergence 84 (née en 1988) ou Résistance des banlieues (née en 1991), montées à la suite de la marche de 1983, dans l’idée de porter une voix autonome, refusant les récupérations institutionnelles et dépolitisantes de l’antiracisme telles que SOS racisme. Porté entre autres par Tarek Kawtari, Farid Taalba, Nordine Iznasni, Mohamed Hocine ou encore Fatiha Damiche, le MIB dénonçait les crimes racistes et sécuritaires mais aussi la double peine, le fait que pour les enfants issus de l’immigration et résidents français, les peines de prison s’accompagnaient d’une expulsion du territoire français.
  15. Revue politique de l’intersectionnalité qui réunit des femmes queer, trans, racisées, des personnes qui subissent à la fois le racisme et le cis-hétéropatriarcat créée par Fania Noël. On peut mentionner aussi le collectif Sawtche né en 2018, formé par des femmes et pour des femmes afrodescendantes et africaines de la région Auvergne-Rhône-Alpes.
  16. <ouvrirlavoixlefilm.fr>