Le texte paru dans « Feu follet », accessible sur le site depuis la semaine dernière, critiquait un « vivre avec » faisant abstraction du covid et de ses conséquences mortifères. À un certain consensus sur l’importance de la réduction des risques au tout début de la pandémie a succédé un silence assourdissant au sujet de la gestion collective de la maladie. Celle-ci s’est normalisée dans la plupart des discours publics et sa prise en compte embarrasse les lieux de vie, les collectifs et les lieux accueillant du public qui s’étaient pourtant saisis de la question en 2020. Les logiques collectives expérimentées ont progressivement cédé le pas aux logiques individualistes. Amorce d’une histoire à la première personne.
Au début de la pandémie de Covid-19, les initiatives autonomes pour préserver la santé des un·es et des autres ont foisonné : brigades de solidarité populaire pour distribuer des repas aux plus pauvres pendant le confinement, fabrication artisanale de masques, auto-organisation à l’échelle des quartiers. Des paroles et des réflexions ont accompagné ces actions.
Elles venaient des militant·es de la lutte contre le VIH/Sida (Gwen Fauchois) ; du milieu écolo (Aude Vidal) ; de groupes antivalidistes (le Collectif Luttes et handicaps pour l’égalité et l’émancipation) ; de personnes venues des luttes anticarcérales, antiautoritaires ou antifascistes (Acta.zone).
Au sortir du confinement, des collectifs ont continué à prendre des mesures pour éviter d’occasionner des clusters, avec des tests, des masques, de l’aération. Mais, en parallèle, les intérêts économiques pesaient de tout leur poids pour inciter à un retour rapide au business as usual, puis l’arrivée des vaccins dans les pays industrialisés a changé la donne. L’attention portée au Covid est peu à peu retombée, même dans les espaces qui y étaient les plus sensibles. Au fur et à mesure que la pandémie se banalisait, avec ses vagues à répétitions, le Covid a cessé d’être perçu comme un problème social urgent dont il fallait s’emparer et les gestes de protection collectives sont tombés en déshérence.
Je voudrais raconter un bout de l’histoire de ces quatre années de pandémie, celui dont j’ai été témoin, depuis la petite partie du champ politique où je m’inscris, où les gens valorisent le fait de s’auto-organiser, critiquent depuis toujours l’État et ses institutions répressives, sont hostiles au capitalisme et aux destructions qu’il engendre et attentif·ves aux relations de pouvoir qui structurent la société. Depuis 2020, dans ce camp des luttes et du mouvement social, une position a éclos, revendiquant l’importance de se prémunir collectivement de la contagion, indépendamment des directives gouvernementales, pour des raisons politiques. La position de ces personnes et groupes favorables à l’« autodéfense sanitaire » consiste :
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- à reconnaître le caractère politique de la pandémie : la façon dont elle frappe inégalement les un·es et les autres : les personnes racisées, psychiatrisées1, handicapées, détenues, marginalisées ont payé le plus lourd tribut à la pandémie.
- à adapter les concepts de réduction des risques, de santé communautaire et inventer les pratiques correspondantes dans le contexte pandémique et dans une démarche pragmatique et solidaire. L’idée est de mettre en place des mesures collectives permettant de socialiser tout en minimisant les occasions de se transmettre une maladie potentiellement mortelle, susceptible de donner lieu à des Covid longs parfois invalidants. Pour les définir, il s’agit de prendre en compte la transmission aéroportée de la maladie établie scientifiquement : les minuscules particules produites en respirant et en parlant par un individu contaminé (même asymptomatique) restent en suspension dans l’air et peuvent mener à la contamination d’autrui2. En intérieur, le port du masque et l’aération permettent ainsi de lutter efficacement contre la contagion3.
Bien souvent, cette position nécessitait aussi de rappeler l’évidence : la pandémie est un événement majeur, qui a tué plus de 15 millions de personnes dans le monde, engendré des maladies chroniques pour des millions d’autres, et reste d’actualité.
Il y a aussi, derrière l’idée d’autodéfense sanitaire, celle que la propagation d’une maladie infectieuse révèle nos interdépendances. En temps d’épidémie, être contaminé·e, c’est aussi être contagieux·se et ne pas prendre de précautions n’engage pas que soi.
Le travail d’élaboration, de proposition, de discussion de l’autodéfense sanitaire a été mené de mille façons différentes : il y a celles et ceux qui ont écrit des textes, fait des émissions de radio, écrit des mails pour rappeler que « ce serait une bonne idée de se tester avant de se retrouver pour la résidence », discuté avec les ami·es et leurs collectifs, mis en ligne des informations sur la maladie et les moyens de s’en prémunir, etc.
Je partage cette volonté de prendre en compte la dimension politique de la pandémie de Covid-19. Mon récit est donc situé. Il est aussi forcément lacunaire. J’y retrace ce que j’ai vu autour de moi, principalement dans l’Est de la France et en Rhône-Alpes, dans des collectifs auxquels j’appartiens (dont Jef Klak) ou qui me sont proches. J’ai interrogé au printemps d’autres personnes impliquées dans l’autodéfense sanitaire pour savoir comment nous avons cheminé ces trois dernières années et mieux comprendre où on en est aujourd’hui. Je leur ai demandé comme je me demande : quel bilan peut-on tirer de ces tentatives de faire vivre cette question, alors que malgré les Covid longs qui s’accumulent, tout le monde ou presque est revenu à la « normale » ? à quelles nouvelles réflexions nous invite cette situation de « minorité dans la minorité » ? Comment faire, avec ce désaccord majeur qui s’invite un peu partout dans les façons de s’organiser, sans se détester et se faire trop de mal ? Que met-on derrière les mots d’« autonomie » et de « soin » ? Et avant tout comment en est-on arrivé là ?
D’après Nordisk Familjebok, 1907.
Épidémie de solidarité vs. mesures autoritaires
Au moment du confinement du 17 mars 2020 au 11 mai 2020, certains groupes issus de la gauche radicale, habitués à fonctionner dans la débrouille collective, organisent très vite la solidarité. à Strasbourg (mais cela se passe à de nombreux endroits de la même manière), des distributions alimentaires quotidiennes se mettent en place et suppléent aux fermetures de lieux associatifs. Les habitant·es d’un grand squat local, privé·es de tous moyens de se protéger de la contamination, sont massivement touché·es par le Covid, l’un d’entre elles et eux est mort et plusieurs ont dû être hospitalisé·es. La catastrophe sanitaire s’ajoute partout à la misère économique4. À Montreuil, la Parole errante, un lieu géré collectivement, accueille diverses initiatives de solidarité dont un atelier de fabrication de masques, au moment où le gouvernement en est encore à mentir au sujet de leur efficacité. Dans un communiqué, ses membres écrivent : « Ce qui a émergé très vite et un peu partout, dès le début de cette crise « sanitaire », contre la gestion catastrophique dont elle a fait l’objet par l’État, c’est l’idée d’un continuum du soin, pris en charge tous azimuts. Cette idée actualise une approche élargie du soin, où la communauté sociale elle-même se fait soignante5 » Un certain enthousiasme est de mise, porté par le désir et la sensation de voir le « monde d’avant » prendre fin. Les émissions6, les tribunes7, les publications8 consacrées au « monde d’après » sur le point d’advenir pullulent. La notion d’autodéfense sanitaire, portée notamment par les Gilets noirs, un groupe de personnes immigrées en lutte contre l’exploitation9, a le vent en poupe.
La politique autoritaire du gouvernement et ses conséquences pratiques (isolement des personnes âgées, en particulier celles qui vivent en institution, des personnes endeuillées, des victimes de violences intra-familiales10, augmentation des violences obstétriques11, des violences policières et carcérales, des morts du travail12, etc.) sont largement et légitimement critiquées. Pendant le confinement, 12 hommes ont été tués par les forces de l’ordre. Les mesures mises en place frappent bien souvent par leur absurdité, renforcée par l’arbitraire policier qui se déchaîne, d’abord dans son terrain de prédilection que sont les quartiers populaires, mais aussi au delà. L’impossibilité de se déplacer librement s’étend jusqu’aux personnes valides. Cela ne surprend que les plus privilégié·es et les plus naïf·ves.
« J’avais déjà un grand entraînement vis-à-vis du validisme quotidien. Pour les personnes handicapées, le validisme fixe la limite entre ce que tu as le droit de faire et ce qu’on ne va pas te permettre de faire. Tous les jours, tu dois réfléchir à ce qui est accessible ou pas, est-ce que la configuration, l’organisation de l’endroit dans lequel tu te rends sera adaptée ? Jusqu’à 2020 pour moi, la sphère militante et la sphère amicale étaient relativement épargnées : c’était des endroits que j’avais balisé, et où, à force de travail pédagogique, le validisme m’atteignait moins. Aujourd’hui, tout est remis en question : je me demande si participer à un événement ou à une activité va être dangereux pour ma santé et celles des autres, et si politiquement je vais être d’accord, avec comment sont pensées les choses. Je ne peux pas me contenter de ce que les gens se masquent en raison de ma présence, juste parce que ma vulnérabilité est rendue visible par la machine de ventilation que je porte quand je suis à l’extérieur. Mais je ne l’ai jamais posé comme quelque chose de très frontal. Avec quatre décennies de validisme dans les pattes, je n’ai plus la force de rentrer dans le dialogue sur la prévention collective, comment on la met en place.
Avant le Covid, une bronchite ou une angine pouvait déjà être létale pour moi, donc évidemment je fais partie des personnes hautement à risque. Mais faire une échelle par rapport à ça, c’est un piège qui distribue les rapports de pouvoir. Et puis c’est trompeur : en face des personnes vulnérables, il n’y a pas de personnes invulnérables. Plein de gens risquent de se découvrir fragiles, le Covid peut causer des encéphalites myalgiques (EM) qui créent une vulnérabilité quotidienne violente… Être considéré comme vulnérable me met aussi dans une position compliquée, parce que les autres me perçoivent naturellement comme étant plus inquiet. Mon discours sur la réduction des risques et l’autodéfense sanitaire était disqualifié par ça. J’ai essayé de me baser sur des faits établis scientifiquement et qui ne me concernaient pas moi personnellement en tant que personne tétraplégique, mais comme ça sortait de ma bouche c’était invalidé.
Dans nos milieux politisés, les outils de prévention et de réduction des risques sont très valorisés en théorie. Il y a plein de brochures et de bouquins qui en retracent l’histoire. Ça m’a blessé politiquement de voir que dans la réalité, non seulement ils ne sont pas effectifs mais ils sont perçus comme chiants, voire abusifs. On fantasme beaucoup de choses dans nos milieux politiques mais quand il s’agit de les vivre de façon réelle, ça devient beaucoup moins sexy. Pourtant, on parle juste de mettre un bout de tissu sur le nez ou faire des tests. Si c’est difficile, je me demande comment on va gérer des problèmes plus complexes, comme la catastrophe écologique par exemple.
J’avais imaginé qu’une crise majeure pourrait donner lieu à un élan de solidarité… D’ailleurs, ça a été le cas, pendant le premier confinement. Mais ce que je constate aujourd’hui, c’est que la pandémie a renforcé les dynamiques de pouvoir : avec d’un côté celles et ceux qui préservent et utilisent leurs privilèges pour continuer à accéder à la culture, aux loisirs, et vivre « normalement » et les autres, qui doivent se confronter à d’autres questions au quotidien sur comment leurs préoccupations seront prises en compte ou pas au niveau de la prévention. J’ai entendu plein de personnes valides dire : « Pour ma santé mentale, je dois revenir à la vie normale », mais c’est quoi la vie normale ? »
Zig Blanquer13, militant handi autonomiste, entretien du 4 mai 2023.
Puis la vague s’écrase et bien que le virus soit toujours présent, le gouvernement tient à sauver l’été et la saison touristique. On relâche largement la pression, malgré de nouvelles règles. Le port du masque, obligatoire dans les transports en commun depuis la fin du confinement, est imposé dans les lieux clos à partir de juillet 2020. Fin août, le nombre de cas augmente et le masque devient obligatoire aussi à l’extérieur, à Paris puis dans d’autres métropoles, sur décision des préfets en fonction du contexte sanitaire. La probabilité d’être contaminé·e étant plus faible en plein air, un certain agacement se fait légitimement sentir.
La pandémie revient vraiment sur le devant de la scène avec le retour de l’état d’urgence sanitaire en octobre 2020 puis le deuxième confinement, qui consiste essentiellement à restreindre les activités des personnes au travail et à l’école. Ce choix repose en grande partie sur des motivations économiques et permet à la machine capitaliste de fonctionner à peu près comme d’habitude tout en ralentissant la circulation du virus de sorte que le système hospitalier puisse tant bien que mal tenir le choc. Les écoles font garderie, les parents continuent à produire. Les étudiant·es sont condamné·es à l’isolement des cours en ligne. À la fin de ce deuxième confinement, mi-décembre, un couvre-feu est instauré. Il restera en vigueur jusqu’à juin 2021. Du point de vue sanitaire, ces mesures sont fondées sur des idées reçues erronées (les enfants ne sont pas contagieux et pas à risque), voire des non-sens – qui conduisent les travailleur·ses à s’entasser dans des transports en commun bondés juste avant l’heure fatidique, les sportif·ves à enlever le masque dans les salles de sport où on émet d’avantage d’aérosols – et des aberrations – l’obligation de consommer assis, etc. De plus en plus souvent, la prévention est assimilée à ces mesures autoritaires et parfois grotesques14 prises par le gouvernement, dans le but de faciliter le contrôle du respect des règles.
« Dans ma coloc, ça a merdé sérieusement pendant le deuxième confinement, et puis encore plus au moment des fêtes de fin d’année. Pendant le confinement du printemps, on était très actif·ves dans des initiatives de solidarité à la maison et dans le quartier (on a cousu des masques, certain·es se sont impliquées dans les distributions alimentaires, on chantait pour les soignant·es), mais à quelques jours du deuxième confinement il n’y avait eu aucune discussion sur ce qu’on allait faire cette fois. Pourtant, on se réunissait régulièrement pour discuter de la vie de la coloc. Face à cette incertitude, je suis allée me confiner, seule, ailleurs pour ne pas participer aux chaînes de contamination.
À mon retour, j’ai essayé de poser qu’à partir du moment où on ne prenait plus de précautions à l’extérieur, il fallait qu’on en prenne à l’intérieur, dans les parties communes. Au début, mes colocs ont dit oui, puis j’ai perdu un peu de terrain à chaque nouvelle réunion ; le port du masque ne concernait plus que la salle commune, puis seulement quand j’étais là, et puis plus du tout. J’étais épuisée des négociations, du recul progressif et finalement du refus de la protection que je demandais. J’ai dit : OK je porterai seule les FFP2 que la coloc paiera pour moi. Je me suis retrouvée reléguée dans ma chambre. Les arguments mobilisés reprenaient le vocabulaire du féminisme, qui nous réunissait à la base. Des colocs parlaient de “charge mentale”, évoquaient “mon corps, mon choix”, que “ce n’était pas la prison” ou encore se servaient d’un supposé antivalidisme pour rejeter le port du masque “les personnes qui lisent sur les lèvres ou qui ont besoin de lire les émotions du visage” (aucun·e n’était concerné·e). Par contre, les notions de consentement, de besoin, de soin n’ont été explorées que dans un sens : on peut invoquer le consentement à porter un masque mais pas celui de ne pas être exposé·e à une maladie potentiellement invalidante ou mortelle ; on revendique le besoin de sociabilité, de proximité physique, de sexe, mais pas celui de préserver sa santé. J’ai retrouvé ailleurs cette même absence de réelle prise en compte de ce que consentir veut dire : demander, dans un espace où se réunissent 14 personnes non masquées (alors que la consigne était inverse) : “Est-ce que tu veux qu’on se masque ?” c’est une manière complètement ahurissante de recueillir le consentement des participant·es. Les rapports de pouvoir sont complètement niés. J’aurais pensé qu’en tant que féministes, on aurait été mieux outillées que ça pour faire face à une situation où l’une d’entre nous exprimait le besoin d’être protégée par le collectif. On parle beaucoup de care et de soin accordé les un·es aux autres dans le féminisme. Mais la pandémie est largement ignorée. Je suis sur une liste féministe d’échange par e-mail qui rassemble sans doute plus de 1000 personnes. J’ai proposé de se réunir pour aborder le sujet, qu’on le voit comme un enjeu qui nous concerne. J’ai eu cinq réponses dont deux émanaient de personnes avec qui j’avais déjà échangé sur la pandémie. Au Planning Familial (PF) où je milite, on s’est rassemblées à quelques-unes de différentes antennes départementales pour écrire un courrier incitant les membres à réfléchir à ce sujet et à constituer un groupe de travail, après le Congrès national, où en dépit du protocole sanitaire annoncé, trop peu de personnes étaient masquées. On a eu très peu de retours. Heureusement, au PF 69, la plupart des événements importants se font masqué·es. »
Maéva, militante féministe, entretien du 11 avril 2023.
D’après Nordisk Familjebok, 1907.
Négocier le tournant du pass
Dans les espaces collectifs, les premiers désaccords commencent à poindre, entre celles et ceux qui considèrent qu’on en fait trop par rapport au Covid (parfois avec l’idée que leur respect strict du confinement au printemps 2020 les exempte de continuer à se donner de la peine) et d’autres qui veulent travailler à briser les chaînes de transmission du virus. La nostalgie des fêtes et de la sociabilité pré-Covid pèse sur tous et toutes. Certain·es veulent y revenir sans ajustements contraignants, d’autres pensent qu’il faudra désormais inventer d’autres façons de se retrouver. Les colocations fournissent un terrain favorable à ces oppositions, les pratiques des un·es mettant en échec les efforts fournis par les autres pour éviter d’être contaminé·e, et les demandes que certain·es essayent de poser étant perçues comme des tentatives de contrôle. De part et d’autres, on mobilise des concepts politiques (oppressions, soin, droit à disposer de son corps, liberté, etc.), mais la situation est inédite, alors partout la maladresse domine, et on s’oppose des arguments en miroirs qui s’annulent (besoin contre besoin). Dans ma colocation, juste avant Noël, on échoue à se parler sereinement, au point que je sèche une discussion de colocation au sujet des préventions que j’avais pourtant réclamée.
« L’écologie porte les questions de santé plus que d’autres idéologies. Il y a une attention à ce qui nous rend malade, à la prévention des maladies, à la qualité de l’air. Mais le principe de précaution n’a pas du tout été appliqué au Covid. Avant même d’avoir des connaissances sur cette maladie, on a entendu des tas de discours rassurants sur l’immunité naturelle qu’il suffisait de booster. Puis quand certains faits ont été établis scientifiquement [comme la transmission aéroportée du virus, ou les conséquences à long terme de l’infection], ils ont été contestés. C’est peut-être parce qu’il y a aussi une autre dimension chez les écolos : l’idée que quand on mange bien, qu’on dort bien, qu’on bouge, on a un terrain moins favorable à la maladie. À partir de cette idée, la prévention ce n’est pas les mesures prophylactiques (comme le masque ou la réduction des contacts), c’est être en bonne santé, soigner son immunité. Le problème, c’est justement que le Covid abîme l’immunité… En lisant Antoine Dubiau15 sur d’autres sujets, j’ai réalisé qu’il y a toujours eu un aspect validiste dans les théories écologistes, avec cette insistance sur et cette confiance dans un corps sain. Le validisme est un angle mort de l’écologie de gauche, mais il est très présent dans l’écofascisme.
C’est un mystère pour moi : pourquoi les écolos, les décroissants, les antitech ne se sont pas emparé des solutions les plus simples et les moins technologiques, comme réduire certains contacts et ses sorties, pour stopper la contagion ? Ça impliquait seulement de changer ses habitudes. Normalement, les écolos ont le sens des limites. On est d’accord pour une régulation des comportements par civisme, pour questionner ce qu’est réellement un « besoin », par rapport à des envies et désirs, par rapport à ce qui semble « plus pratique ». Les écolos se sont comporté·es comme des consommateur·ices de base revendiquant des « droits » à consommer.
En juillet 2022, en plein pic épidémique, aux journées d’été de mon syndicat, l’opinion majoritaire était que « par rapport au masque, chacun·e décide en connaissance de cause ». J’ai affirmé qu’on était capable de débattre de ces questions pour établir une règle commune, en tant que groupe, au-delà des appréciations individuelles – qui plus est dans un climat qui depuis deux ans était assez peu propice à la connaissance et à la mesure des risques. C’est ce qu’il s’est passé, on a harmonisé les risques qu’on souhaitait prendre sur celles et ceux qui ne voulaient pas rentrer malades et finalement tout le monde a porté le masque pendant deux jours.
Ce qui est compliqué maintenant, c’est qu’on a des appréciations très différentes de là où on en est. Aujourd’hui, le thermomètre du dépistage est cassé. La seule statistique qui fait foi, ce sont les hospitalisations. On n’a pas non plus assez de connaissances partagées sur les effets de long terme du Covid. Pourtant, on a suffisamment de recul pour dire que c’est criminel d’avoir laissé cette politique d’infection de masse se dérouler. On est dans un moment de flottement entre la crise et l’installation de l’épidémie dans le temps long. C’est à tel point que je ne dis plus rien à ce sujet. Je mets mon masque et c’est tout. »
Aude Vidal16, militante écologiste, entretien du 26 avril 2023.
Les débats sur les précautions se raréfient progressivement dans la plupart des collectifs dont j’ai entendu parlé. Quand ils existent, les échanges sont souvent tendus, comme le raconte une membre d’une librairie autogérée et d’une bibliothèque féministe. Peut-on faire l’impasse sur le masque en réunion quand on est cas contact ou après avoir participé à une grosse fête ? L’organisation d’un concert confère-t-elle une responsabilité sanitaire particulière ? Des choses jusqu’ici banales et inoffensives sont remises en question dans le cadre de l’autodéfense sanitaire. Le point de vue selon lequel poser ces questions, c’est en « faire trop », est désormais majoritaire – sans doute parce qu’elles font obstacle au retour au confort d’avant la pandémie. Certain·es, isolé·es, baissent les bras faute d’être entendu·es. Les discussions ressemblent bien souvent à des simples consultations : ce qui se pratique au jour le jour se joue ailleurs et le fait accompli prime. D’autres s’effacent des espaces où ils et elles avaient l’habitude de se rendre ou de s’organiser. Quelques collectifs tiennent la ligne de l’autodéfense sanitaire. C’est le cas par exemple au Silure à Genève, un lieu auto-géré qui accueille des événements et une bibliothèque et réalise une veille sur l’épidémie et ses conséquences17, dans le collectif dont je fais partie, qui fabrique la revue Jef Klak, ou à la Parole errante, qui héberge notre bureau. On se masque et on aère pendant les réunions en intérieur, on se teste avant les résidences.
Plus largement, l’opposition au port du masque devient de plus en plus fréquente, et la thématique des mesures de précaution est de plus en plus reliée à celle de la peur qu’on nous imposerait et du système immunitaire en bon état qui permettrait de se passer du masque. Le site RéinfoCovid18 gagne du terrain, et ses rengaines sont de plus en plus reprises dans la société. L’idée que les bien-portant·es devraient pouvoir passer à autre chose et laisser les personnes à risque prendre en charge leur propre protection, en s’isolant si besoin, se généralise. La solidarité est le prix à payer pour la santé mentale des valides. Le discours sur la « lassitude des précautions » s’étale à qui mieux mieux dans les médias et les conversations, comme si elle n’affectait que celles et ceux qui peuvent s’en passer.
À l’hiver 2020-2021, les quelques manifestations du samedi contre la loi sécurité globale auxquelles je me rends à Strasbourg sont de plus en plus perméables aux thèses qui affirment que la pandémie est largement surestimée, voire en font un prétexte pour contrôler l’humanité, des idées relayées notamment par le film Hold-up de Pierre Barnerias, sorti en novembre 2020. Cela ne représente guère que quelques pancartes et prises de parole un peu « perchées », mais cela donne une drôle de tonalité à l’ensemble. Dans le mouvement anti-pass19, qui bat son plein à l’été 2021, cette tendance s’amplifie. Le mouvement prétend poursuivre le combat contre la surveillance généralisée, mais se concentre bien souvent sur l’opposition à l’obligation vaccinale (il y est très peu question de vidéosurveillance ou d’autres outils technologiques de contrôle). Le nom du groupe de résistants allemand la Rose blanche, dont la plupart des membres ont été exécutés par les nazis en 1943, est usurpé par des résistant·es à la « dictature sanitaire », surfant sur la confusion. Valérie Gérard publie un texte intitulé Tracer des lignes20 qui clarifie le débat en septembre 2021 et apporte une bouffée d’air à celles et ceux qui, en dépit de l’autoritarisme du gouvernement, continuent à voir du sens à se préoccuper de ce que le Covid, en tant que maladie, provoque dans la société. Dans un entretien, elle dit :
« Sans construction collective d’une égalité face au virus, si règne ce que prônent ceux et celles qui s’opposent aux mesures sanitaires, ce qui est construit, c’est un monde dans lequel les personnes les plus fragiles, parce qu’immuno-déficientes par exemple, n’ont plus de liberté de mouvement depuis plus d’un an. Elles payent le prix de la « liberté » de ne pas mettre de masque, de laisser le virus circuler, etc. […] C’est une conception libertarienne de la liberté, qui n’est qu’un nom donné au refus de tenir compte de l’autre et à la passion de domination21.»
Le pass a été mis en place en juin, d’abord pour les grands événements, puis dans tous les lieux qui accueillent du public – bars, restaurants, hôpitaux, bibliothèques, etc. – ainsi que pour les voyages en train, bus et avion. Cette mesure coercitive transforme en contrôleur·ses les travailleur·ses et pousse les collectifs dans des débats stériles : pendant les six mois où cette règle s’applique, les groupes organisant des événements sont forcés à se positionner non par rapport à la pandémie mais par rapport au pass (on discute surtout de ce qu’il convient de faire si la police vient vérifier si les pass sont contrôlés à l’entrée de l’événement). De nombreux événements sont annulés en 2021 en raison des risques de reconfinement en cas de reprise épidémique et du refus de faire appliquer le pass sanitaire.
« Avant la pandémie, nous évoluions dans les milieux militants depuis une dizaine d’années et nous n’étions pas familier·es ni avec l’épidémiologie, ni avec les luttes antivalidistes mais nous réfléchissions déjà aux problématiques liées aux dominations médicales, à la santé et au soin. Pendant le premier confinement, nous nous sommes familiarisé avec les courbes et le vocabulaire propre aux épidémies et questionné sur les manières de réduire les risques. Au moment du déconfinement, comme pas mal de gens, nous nous sommes contenté de suivre les recommandations et obligations de port du masque.
À l’automne 2020, ce qui nous met en mouvement, c’est surtout de nous rendre compte de la diffusion des discours pro-Raoult dans les milieux militants. Nous publions localement « Anticovid tu perds ton sang froid22 ». L’idée de ce court texte était de montrer que ce qu’on nous présente comme une opposition (Raoult/Macron) sont en réalité deux faces complémentaires d’une même politique ultralibérale sur les questions de santé. Notre première inquiétude, c’est la porosité qui s’accroît entre le camp de l’émancipation et des luttes avec des discours et des groupes réactionnaires. C’est à partir de là qu’on réalise que le fait de minimiser le Covid ou de nier la gravité de la pandémie est une façon de hiérarchiser les vies, un terrain glissant dans une période de fascisation intense comme celle qu’on vit aujourd’hui.
Avant 2021, prendre des précautions contre le Covid semble plutôt consensuel, autour de nous et plus largement dans le milieu militant. C’est la vaccination puis le pass sanitaire qui ont polarisé le débat et précipité le passage d’anciens camarades vers des positions anti-prévention. À la fin du printemps 2021, nous écrivons « Louis Fouché, gourou d’une pépinière d’extrême droite23 » qui met en lumière les liens avec l’extrême-droite du réseau de désinformation Réinfocovid qui prend de plus en plus d’ampleur.
Notre texte « Face à la pandémie, le camp des luttes doit sortir du déni24 » sort en janvier 2022 à un moment où d’autres semblent ressentir le même besoin de clarification autour de la pandémie et où plusieurs autres articles paraissent25. Si notre texte a l’air de trouver de l’écho et que, dans les mois qui suivent, des sections syndicales CNT ou Sud et des organisations comme l’UCL prennent des positions favorables à l’autodéfense sanitaire, ces initiatives restent relativement isolées.
Sur Twitter, on faisait un suivi épidémiologique, avec des fils par variants, pour offrir de l’information à partir d’un compte politisé, identifiable comme issu de la gauche radicale. D’autre part, on y analysait et critiquait les formes de covidonégationnisme qui se déploient dans les organes intellectuels et la presse de notre bord politique. On a voulu montrer que ce n’est pas qu’un truc de complotistes farfelu·es. Les discours anti-prévention viennent des médias qu’on estimait et suivait, emblématiques de l’autonomie et de la gauche radicale. C’est une remise en cause profonde de ce qui nous a construit.es. En même temps, les sciences humaines et l’histoire des luttes nous donnent des outils pour comprendre ce qui se passe et y faire face. Pour réfléchir à ces questions, on s’est appuyés sur des analyses produites par nos milieux politiques, notamment la littérature sur la désinformation scientifique sur le changement climatique et les travaux sur la santé communautaire.
De mai 2022 à juin 2023, on a mis en ligne deux dossiers thématiques par mois sur notre blog. On a cherché à constituer un corpus sur les différentes dimensions de la pandémie, les rapports de force politiques qui la structurent, comment ça retravaille nos présupposés politiques, notre rapport à la science et à la médecine, etc. En France, toutes les tendances de la gauche se sont alignées sur une lecture de la pandémie qui aurait été exagérée. La prévention est entachée de soupçons d’autoritarisme. Le contrepoint de la gouvernementalité serait le « vivre avec ». Selon nous, cette partition est fausse et a une origine économico-politique : c’est l’extrême-droite libertarienne qui a impulsé ce cadrage de la pandémie. Au delà des pratiques de réduction des risques, l’autodéfense sanitaire inclut aussi le fait de se défendre face à tous les discours qui minimisent la pandémie.
Le rouleau compresseur normalisateur est tellement puissant. On a vécu une pandémie mondiale, été soumis·es à des mesures absurdes et autoritaires, plus de 15 millions de personnes sont mortes mais l’événement en lui-même a totalement disparu, malgré ses impacts profonds dans tous les champs de la société. Nous nous sommes concentré sur ce travail de recherche, de documentation et de traduction, parce que dans l’état d’isolement où nous nous trouvions, c’est ce qui était à notre portée pour partager des réflexions, susciter des actions et donner à voir à celles et ceux qui partagent nos désirs et inquiétudes qu’ils et elles n’étaient pas seul·es. Montrer que des camarades, un peu partout dans le monde, faisaient le choix de la solidarité et de la prévention populaire plutôt que du darwinisme social. »
Cabrioles, Carnet de recherche pour l’autodéfense sanitaire face au Covid-19, entretien du 18 avril 2023.
D’après Nordisk Familjebok, 1907.
Le mur de l’oubli
À l’hiver 2021-2022, plusieurs articles paraissent sur différents sites d’infos alternatifs locaux (Numéro Zéro, Paris-luttes.info), sur jefklak.org, dont celui de Toma26 et celui de Cabrioles27, qui rencontrent un certain écho et permettent de rouvrir un peu la discussion sur le sujet de la pandémie et la façon dont on participe à sa propagation en faisant comme si elle n’existait pas. Un groupe constitué sur les réseaux sociaux (Zéro Covid Solidaire) lance un appel à se réunir et discuter autour de ces questions28. Quelques liens se créent timidement.
L’autodéfense sanitaire n’est pas un bloc ; différentes personnes s’emparent de différents moyens d’action, en fonction des ressources dont chacun·e dispose : il y a des tribunes dans les journaux, des appels aux députés des partis de gauche, aussi bien que de la diffusion de tracts en manifs, etc. Mais à quelques rares exceptions près, la vie reprend de plus en plus comme avant. Les festivals d’édition indépendante et de musique redémarrent, avec parfois quelques concessions à cette réalité pandémique (des auto-tests dans une corbeille à l’entrée et/ou des masques à disposition, le rappel de ne pas venir si on est positif·ve). La réticence à imposer le port du masque en intérieur domine. La liberté de ne pas porter le masque est mise sur un plan d’équivalence avec celle de le porter, comme si l’un ou l’autre de ces choix n’impliquait que la personne qui le fait. On entend parfois les personnes bienveillantes dire « tu peux porter le masque si tu veux ! ». Les personnes qui se savent vulnérables sont de fait exclues de ces événements.
La vaccination, qui se généralise par étapes courant 2021, amortit le choc des vagues sur le système hospitalier. Des variants de plus en plus contagieux apparaissent et le nombre de cas peut atteindre des sommets sans grand impact à court terme. C’est ainsi qu’on laisse le variant Omicron circuler librement dans la population à l’hiver 2021-2022. Le gouvernement tente d’imposer une division entre vacciné·es responsables et non-vacciné·es irresponsables qui empêche une fois de plus de discuter sereinement. Souvent, les positions sont plus nuancées que celles des porte-parole de RéinfoCovid (qui colportent que « le vaccin tue »), mais les personnes qui font le choix de ne pas se vacciner avancent bien souvent que la vaccination n’est utile qu’aux autres (les personnes fragiles, très exposées, parfois ses propres parents). La tendance est toujours plus à l’individualisation des pratiques de protection face au virus.
Au printemps 2022, certain·es espèrent encore que les questions d’autodéfense sanitaire soient appropriées et que des réponses collectives à la pandémie soient élaborées. Les membres lyonnaises de Zéro Covid solidaire tentent de faire de la question des préventions un enjeu de santé au travail dans différentes manifestations. Le 8 mars, elles diffusent un tract qui rappelle que les questions de genre traversent aussi la pandémie : les femmes étant plus à risque de Covid long et représentant une grosse partie des « premier·es de corvées », particulièrement exposée·s au début de la pandémie. À leur initiative, un cortège « autodéfense sanitaire » s’organise à Lyon le 1er mai autour de la banderole « Face à la pandémie faisons front : autodéfense sanitaire et levée des brevets ». Nous y sommes moins d’une dizaine. Elles diffusent également des tracts sur les marchés de Vénissieux et de la Croix Rousse. Les associations La Marginale29 et HandiPsy Lyon30 mettent en place une distribution à destination des personnes handicapées et/ou précaires de masques FFP231 gratuits pour qu’elles puissent se protéger, dans un contexte où il devient de plus en plus évident qu’elles ne peuvent compter sur personne d’autre pour le faire.
« J’ai eu l’idée de faire une cagnotte pour acheter des masques FFP2 et les distribuer en voyant passer d’autres initiatives de ce type à l’étranger. Pour moi, le masque, ce n’était pas comme les médicaments qu’il faut ingérer ou les vaccins qui suscitent la méfiance, à cause de l’industrie pharmaceutique derrière. On a organisé ça avec la Marginale et HandiPsy Lyon 2, deux associations mobilisées contre le validisme. On a reçu beaucoup de dons et on a pu acheter un grand nombre de masques.
J’ai fait un peu de distribution dans des squats. Dans les squats de mineur·es isolé·es, je n’avais pas besoin d’expliquer la démarche, ils et elles comprenaient très bien l’intérêt. Dans d’autres lieux, on ne m’en a pas pris. Certain·es ne voyaient pas trop pourquoi on faisait ça, d’autres pensaient juste que personne ne s’en servirait. Quand j’ai lancé le truc, je ne me doutais pas qu’on aurait du mal à écouler des masques FFP2 gratuits. Il y a aussi eu des permanences de distribution à la Maison des étudiant·es, où il n’y avait pas non plus beaucoup de passage. On a dépanné certaines personnes, c’est sûr, mais ça nous a demandé beaucoup d’énergie.
Je pense que dans l’esprit des gens, le confinement, les masques obligatoires, tout ça s’est mélangé. La contestation du confinement s’est étendue aux masques alors que ça n’implique pas les mêmes effets sur la vie quotidienne. On ne perd rien à porter le masque.
Collectivement, ce n’est pas une action qu’on va continuer. Personnellement, je n’ai plus envie d’essayer de convaincre les gens. J’ai l’impression que très peu de personnes ont changé d’avis ou de comportements. Au bout d’un moment, j’avais la sensation qu’on parlait dans le vide. Maintenant, c’est un truc super individuel de porter le masque. Chacun·e a ses habitudes. Tu choisis de le porter ou pas, ce n’est plus un sujet. C’est particulièrement dur en ce moment, parce que les gens ne voient plus trop les conséquences, c’est vraiment les plus fragiles qui trinquent. C’est devenu comme la grippe, il y a plus de 10 000 mort·es chaque année mais tout le monde s’en fout.
Ce serait bien d’en profiter à gauche pour s’attaquer avec plus de finesse aux question de santé, de médecine, le rôle et le pouvoir de l’industrie pharmaceutique. Ce sont des choses qui ont déjà été travaillées pendant les premières années Sida, mais il faudrait à nouveau s’emparer de tout ça. Même dans la communauté LGBTQI, ce n’est pas toujours vraiment le cas… Mais à plus long terme, je suis optimiste. Tout ce mouvement, ça a créé des liens entre personnes, notamment handicapées, qui se sont mises à mettre en commun des ressources et réflexions et à travailler ensemble. Même si ça a surtout eu lieu sur les réseaux sociaux, c’est important et ça nous permet de nous structurer en tant que lutte. »
Cléa, créatrice de contenu sur Twitter, membre de HandiPsy Lyon 2, entretien du 11 avril 2023.
En mars 2022, les masques cessent d’être obligatoires et de fait d’être portés dans les lieux clos. En mai 2022, ils ne sont plus obligatoires dans les transports en commun. Pour autant, l’occasion de dissocier obligations autoritaires et prévention est encore une fois manquée. Au printemps 2022, une fête de lancement est organisée à la Parole errante à Montreuil pour la sortie du dernier numéro de Jef Klak, « Feu Follet » qui contient deux articles sur les mort·es de la pandémie. Les membres du collectif rappellent à l’entrée que le port du masque reste fortement recommandé dans les espaces intérieurs. En pratique, dès le début de la soirée, les masques y sont rares. Au fur et à mesure que l’heure avance, ils disparaissent presque complètement. La Parole errante a installé sa buvette en extérieur et il fait très beau ce soir-là. Mais dans la salle, pendant les concerts, du point de vue de l’autodéfense sanitaire, l’événement est un fiasco. Lors de la tournée de présentation à l’automne 2022, les membres de Jef Klak se masquent pendant les rencontres publiques et des prises de parole sont faites pour l’expliquer. Elles et ils sont seul·es à le faire, ce qui suscite la crainte que le port du masque soit vain et se cantonne à une position morale – d’autant que les présentations s’achèvent parfois par des moments de convivialité où on mange et où on boit (sans masque, donc). Dans certains lieux, le port du masque suscite aussi une conflictualité qu’il faut être en mesure d’assumer. Des discussions se poursuivent donc tant que les rencontres publiques ont lieu. Elles s’éteignent un peu plus tard, et les réunions cessent progressivement de se faire masquées au fil de l’hiver 2022.
La production de contenu continue sur les réseaux sociaux – qui sont depuis le début un espace d’information et de discussion sur l’autodéfense sanitaire – et sur le blog de Cabrioles, mais l’épuisement se fait sentir dans les premiers mois de 2023. Des initiatives continuent à être mises en œuvre ici ou là, comme celle de la Fabrique Flamboyante, un atelier fanzine en région parisienne où le port du masque est demandé aux participant·es. À Lyon, pendant le mouvement des retraites du printemps, les AG des travailleur·ses de la culture se tiennent masquées, mais cette décision, bien que prise collectivement, ne s’applique qu’en présence de la personne qui l’a demandé en se désignant comme plus particulièrement à risque et qui apportait les boîtes de masques, financées par son syndicat. De temps en temps, une invitation précise que la projection d’un film dans un lieu collectif se fait masqué·e. À Radio Canut, une radio associative lyonnaise, les masques sont toujours de rigueur en réunion fin 2023. L’étau se resserre sur des individus forcés de se rabattre sur le port du masque FFP2 et/ou l’isolement, les seules mesures qui peuvent se prendre à leur échelle. Désormais porter le masque n’est plus lu comme un synonyme de docilité et de soumission, mais comme un stigmate de la maladie, parfois un signe d’hypocondrie. Il n’y a aujourd’hui quasiment plus aucune protection à l’échelle collective, même dans la plupart des lieux de santé. Une grande partie des personnes dites vulnérables a aussi lâché l’affaire. Elles et eux aussi ont une santé mentale à préserver. Quand on se retrouve seul·e masqué·e dans une rame de tram ou une voiture de train, le sentiment d’impuissance est parfois difficile à combattre et les renoncements successifs grignotent peu à peu les ambitions.
Où est l’imagination de ce qui permettrait de véritablement « vivre avec », en se confrontant à la réalité, par exemple, des risques pris par les personnes immunodéprimées32 ? Je repense au copain avec qui j’ai parlé en avril 2021 qui regrettait que la scène alternative emploie moins sa créativité à trouver des façons de ne pas exclure les personnes les plus vulnérables des concerts qu’à chercher comment se cacher des flics pour pouvoir les organiser comme d’habitude. Pourtant lors d’une soirée organisée à Strasbourg à la fin du confinement du printemps 2020, les organisateur·ices avaient utilisé un émetteur FM pirate pour diffuser les mix proposés en direct par les DJ sur des transistors que chacun·e avaient amenés pour faire la fête dans un parc public.
Aujourd’hui, le site L’Intempestive animé par Juliette Volcler, continue de diffuser une information précieuse, régulièrement mise à jour33, via la page autodéfensesanitaire.fr. Le collectif de scientifiques Nous aérons34 propose également des ressources sur la qualité de l’air. Plusieurs Mask Blocs35 à Nantes, Paris et Bordeaux ont aussi repris le flambeau des distributions de masques FFP2 gratuits pour permettre à celles et ceux qui le souhaitent de se protéger et informer sur la pandémie. Le groupe de Bordeaux a publié début décembre un guide pratique36 de prévention du Covid. Par ailleurs, les purificateurs d’air efficaces sont de plus en plus accessibles en Europe. L’association Arra (Association pour la réduction des risques aéroportés, officiellement constituée à la rentrée 2023) propose aux collectifs organisateurs de les aider à mettre en place cette méthode destinée à limiter la contagion en lieu clos. En cette fin d’année 2023, un certain nombre de lieux collectifs s’en saisissent (le café-librairie Michèle Firk et la Parole errante à Montreuil, une cantine populaire à Bordeaux, dans une radio associative toulousaine, Radio Brasero, etc.). Pour fonctionner efficacement, ils doivent être correctement dimensionnés par rapport à la pièce dans laquelle ils sont installés et au nombre de personnes que ces pièces accueillent. Ils nécessitent une alimentation en électricité et sont plus ou moins bruyants selon les modèles, mais ils représentent une piste intéressante pour réduire les risques de contagion sans faire peser de contraintes sur les participant·es.
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Entre proches en désaccord sur ces questions, quand les liens de la relation ne se sont pas défaits, il y a généralement ce qu’une amie appelle un « pacte de non-agression » tacite et le sujet est soigneusement évité. S’il pleut et que le rendez-vous est déplacé en intérieur, unetelle aura soudainement piscine. Pour les personnes qui veulent continuer à prendre des précautions, le monde est devenu un jeu de piste, où chacun·e cherche son chemin pour pouvoir continuer à faire des choses avec d’autres, à l’affût de complices, en envoyant des messages un peu codés pour savoir dans quelles conditions se tiendra tel ou tel événement sans que ça se voit trop, etc. Difficile à partir de cette situation étrange de savoir ce qui peut nous donner de la force, et nous permettre d’avancer et de nous ancrer dans le long terme. À part peut-être la richesse accumulée en quatre ans de réflexions, d’analyses, de ressources, de liens et de sensibilités.
- « Les personnes atteintes de troubles psychiques ont été plus nombreuses à mourir du Covid et moins soignées », Mediapart, 18 mai 2023 ↩
- La page <autodefensesanitaire.fr> rassemble toutes sortes d’informations essentielles sur le sujet du Covid et de l’autodéfense sanitaire. ↩
- De même que la filtration de l’air par des systèmes de qualité suffisante et dimensionnés correctement par rapport à la taille de la pièce où ils sont installés. ↩
- « Virus global, misère locale », Jef Klak, 30 avril 2020 ↩
- « Atelier de fabrication artisanale de masques », sur le blog de la Parole errante demain, 10 mai 2020. L’idée de communisme du soin a été développée dans l’ouvrage Health Communism de Beatrice Adler-Bolton et Artie Vierkant paru chez Verso en 2022. ↩
- « Monde d’après et écologie : l’indispensable rupture ? », dans l’émission Le Téléphone sonne, 6 mai 2020 ; « Le regard de Cyril Dion sur le monde d’après », dans l’émission Grand bien vous fasse sur France Inter, 29 mai 2020; « Comment reconstruire, inventer, imaginer le monde d’après ? », dans l’émission Le Temps du Débat sur France Culture, 24 avril 2020. ↩
- « “Non à un retour à la normale” : de Robert De Niro à Juliette Binoche, l’appel de 200 artistes et scientifiques », Le Monde, 6 mai 2020 ; « Cinquante-huit parlementaires lancent une consultation pour réfléchir au monde de “l’après-coronavirus” », sur le site de France Inter, le 4 avril 2020. ↩
- Les ouvrages écrits pendant cette période paraîtront en léger différé au cours de l’été et émanent de tous les camps politiques : La Page blanche, Jean Viard, Éditions de l’Aube, 2020 ; Dessine-moi un Pangolin, ouvrage dirigé par la revue Regards, Au Diable Vauvert, 2020 ; Rester vivants, Eugénie Bastié, François-Xavier Bellamy, Mathieu Bock-Côté, Fayard/Le Figaro Magazine, 2020 ; Le Jour d’après, Genevève Bouche-Laffont, Le Sang de la Terre, 2020 ; Changeons de Voie, Edgar Morin, Denoël, 2020, etc. ↩
- « Auto-enquête des Gilets Noirs en lutte – (Vidéo) », ACTA, 22 avril 2020 ↩
- « Crise sanitaire au féminin », Tiphaine Guéret, CQFD, avril 2020. ↩
- « Mettre au monde en pleine épidémie : le quotidien ardu des nouvelles mères », Mathilde Blézat, Reporterre, 10 avril 2020. ↩
- « Allô Pénicaud ? Des travailleur·euses meurent du Covid-19 », Mickaël Correia, Jef Klak, 22 avril 2020. ↩
- Auteur de Nos existences handies, Monstrograph, 2022 à reparaître en 2024 chez Tahin Party. ↩
- Comme les « plages dynamiques » où il était interdit de s’allonger. ↩
- Auteur du livre Écofascisme, Grevis, 2022. ↩
- Autrice notamment du livre Égologie, Le Monde à l’envers, 2017 et du blog <blog.ecologie-politique.eu> ↩
- Selon leurs propres mots : « Pour essayer de garder le cap dans la chaos néolibéral, Le Silure propose un suivi hebdomadaire de la pandémie et de ses conséquences sociales et politiques. Depuis le début de la pandémie, Le Silure cherche à penser cet événement dans un cadre politique. On peut lire ces essais ici, là, là, là, là, ou encore là.» ↩
- RéinfoCovid est un site internet relayant des fausses informations sur le Covid, fondé entre autres par Louis Fouché, dont les liens avec l’extrême-droite sont documentés dans l’enquête publiée en septembre 2021 sur le site antifasciste La Horde. ↩
- Le mouvement anti-pass entendait s’opposer à la mise en œuvre par l’État d’un pass conditionnant la participation à certaines activités (comme la fréquentation des bars et des hôpitaux) à la vaccination contre le Covid. ↩
- Tracer des lignes. Sur la mobilisation contre le pass sanitaire, Valérie Gérard, éditions MF, septembre 2021. ↩
- Extrait de l’entretien avec Valérie Gérard : « Ce mouvement anti-pass ne construit rien de commun mais prône la destruction de toute communauté » publié en octobre 2021 sur Diacritik. ↩
- Qui sera republié un an plus tard sur paris-luttes.info. ↩
- À lire ici. ↩
- « Face à la pandémie, le camp des luttes doit sortir du déni », Cabrioles, Jef Klak, janvier 2022. ↩
- Par exemple celui de Toma, « On ne te voit plus aux soirées ? Pour une santé communautaire », paru sur paris-luttes.info le 3 janvier 2022. ↩
- Voir la note précédente ↩
- Idem ↩
- « Covid 19 : faisons front pour construire l’autodéfense sanitaire et exiger des mesures solidaires », 14 février 2022. ↩
- Association dédiée à la culture et aux événements handiqueer qui promeut l’activité artistique de personnes issues de minorités LGBTQI+ handicapées. ↩
- Association étudiante lyonnaise d’entraide entre personnes en situation de handicap psychique. ↩
- Les masques FFP2 permettent dans une certaine mesure de se protéger contre la contamination, même en présence de personnes malades. C’est une mesure de réduction des risques, efficace à l’échelle individuelle (pour celui ou celle qui le porte), mais pas à l’échelle collective s’il n’est pas porté par une large partie de la population. ↩
- Voir par exemple cet article sur le site de l’association de personnes atteintes de maladies rénales Renaloo, qui montre qu’en 2022 en Grande-Bretagne, les personnes immunodéprimées ont représenté 22% des hospitalisations Covid ; 28% des soins critiques Covid ; 25% de tous les décès dus au Covid. ↩
- <intempestive.net> ↩
- <nousaerons.fr> ↩
- Sur les Mask Blocs, voir l’article de Austin Fisher, traduit et publié par Cabrioles le 13 août 2023. ↩
- Disponible en PDF. ↩