6 mars 2019

Manuel pour les habitants des villes 2/3 : Pour l’instant c’est là qu’on habite Enquête en centre d’hébergement d’urgence et de réinsertion sociale

Ce « manuel pour les habitants des villes » est un documentaire, en trois volets – à lire et écouter – réalisé par le collectif Précipité dans trois centres d’hébergement d’urgence et de réinsertion sociale, avec leurs habitants. Entre 2003 et 2010, au cours d’ateliers de parole et de réflexion s’échangent les situations sociales et politiques. Comment vivre sans papiers, vivre sans logement, être chômeur ou travailleur précaire ? Quelles expériences des frontières, de l’hébergement social, de l’insertion par le travail ? Comment ces dispositifs de contrôle et de gestion, qui invisibilisent, imposent leur rythme et leurs itinéraires, individualisent, se retournent aussi parfois, dans les pratiques, les usages, les luttes ?

 

Retrouvez le premier épisode ici.

Écouter le documentaire

Gîtes pour la nuit

On me dit qu’à New York
À l’angle de la 26e rue et de Broadway
Un homme chaque soir se tient les mois d’hiver :
Il procure aux sans-abri qui se rassemblent là
Un gîte pour la nuit, qu’il demande aux passants.
Le monde n’en est pas changé
Les rapports entre les hommes n’en deviennent pas meilleurs
L’ère de l’exploitation n’est pas abrégée pour autant
Mais quelques hommes ont un gîte pour la nuit :
Le vent toute une nuit sur eux ne soufflera
La neige qui était pour eux tombera dans la rue.
Ne pose pas ton livre encore, homme qui lit ces phrases.
Quelques-uns sont pourvus d’un gîte pour la nuit
Le vent toute une nuit sur eux ne soufflera
La neige qui était pour eux tombera dans la rue :
Mais le monde n’en est pas changé pour autant
Les rapports entre les hommes n’en deviennent pas meilleurs
L’ère de l’exploitation n’est pas abrégée pour autant.

Bertold Brecht, Manuel pour les habitants des villes

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C’était juste après la longue occupation du canal Saint-Martin, lancée par les Enfants de Don Quichotte, à l’hiver 2006. L’alignement des tentes en plein milieu de la ville avait disparu. Ce qui s’était joué pendant des mois, dans la rue, se rejouait désormais à l’intérieur des institutions. Le mouvement avait exigé des professionnels de l’assistance la rédaction d’une charte posant les bases d’une évolution du règlement des structures d’hébergement et de réinsertion sociale ; un plan gouvernemental d’urgence, annoncé en grandes pompes par les médias, devait en assurer l’application. Celui-ci programmait une augmentation importante du nombre de places dans les centres d’hébergement d’urgence et la transformation progressive de ceux-ci en centres dits de « stabilisation ».

L’argumentation du mouvement Don Quichotte se déployait dans ce cadre : il faut augmenter les capacités de logement et d’hébergement de manière à désengorger le dispositif, pour y faire entrer ceux qui sont encore à la rue. Mais ce qui s’était exprimé au bord du canal Saint-Martin ne pouvait se réduire à une logique comptable. Un ami, salarié à Emmaüs, avait été chargé de l’ouverture d’un centre, devant accueillir une grande part de ceux qui avaient campé au bord du canal. Il nous avait rapporté la contradiction dans laquelle il se sentait alors enfermé : « Ceux qui ont participé à la lutte sur le canal n’ont pas encore vu venir les logements promis. Et quand le gouvernement lâche quelques relogements individuels, ils les refusent pour la plupart. Ils ne veulent pas se retrouver seuls dans une piaule. » Accepter un appartement, c’était retourner à cette solitude à laquelle on avait échappé dans la lutte. De ce point de vue, l’expérience des Enfants du Canal était plus significative encore. Certains campeurs s’étaient constitués en collectif lors de l’occupation. Refusant d’être séparés de nouveau, à travers des relogements individuels ou des hébergements provisoires, ils avaient su profiter du rapport de force momentané pour faire accepter à la DDASS l’idée d’un lieu autogéré, en marge de l’institution.

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Quand nous sommes allés à la rencontre des Enfants du Canal, nous avions en tête de fabriquer une radio, un journal, nous ne savions pas bien. L’idée était de traverser une série de lieux où quelque chose de la gestion et du contrôle, propres aux institutions sociales, était en crise. De repérer des extractions à l’intérieur des institutions, mais pas seulement. Les normes dont les institutions sociales sont bien souvent le laboratoire, de la vieille valeur-travail au coaching généralisé, se propagent bien au-delà de leurs propres murs. C’est pourquoi l’expérience des Enfants du Canal nous semblait avoir des résonances possibles, ailleurs. Dans l’expérience d’un squat. Dans le fonctionnement d’une permanence sociale autogérée. Dans toutes sortes de lieux où se construisent des problèmes non « relogeables » dans les possibilités « offertes » par le marché et l’État. Partout où sont pratiquement mises en cause les normes de l’insertion, celles-là mêmes qui sont au principe de l’organisation de la ville. Nous avions donc l’idée d’une enquête qui aurait fait circuler ces « problèmes » d’un lieu à l’autre.

Notes du 03.06.07. 1

Villa Saint-Jacques, dans le XIVe arrondissement, à deux pas de Denfert-Rochereau. Pour rencontrer les Enfants du Canal, il faut monter par un large escalier jusqu’au dernier étage. L’espace est assez grand, tout en longueur : quelques bureaux, une salle de réunion, une grande pièce, des chambres.

Une vingtaine de personnes habitent ici. Deux réunions se tiennent par semaine : l’une entre « habitants », l’autre entre « habitants » et « accompagnants ». Les mots « travailleurs sociaux » et « hébergés » n’ont pas cours ici. Tout un travail de soustraction est à l’œuvre : « il s’agit d’accepter le flou, alors qu’on a été formaté pour autre chose, de refuser de traiter l’urgence et de se soumettre à l’exigence de résultats. Si les gens ne viennent pas vers nous, on n’ira pas vers eux. On est juste une présence. Quand des nouveaux arrivent, la question de la durée n’est jamais posée, on se contente de dire que ce ne peut être qu’un lieu de passage. » À côté des deux éducateurs inscrits dans le projet, il y a aussi un directeur, censé donner des garanties à la DDASS, qui a accepté de financer le projet. Le reste de l’équipe d’« accompagnants » est composée de « travailleurs pairs », qui ont, pour la plupart, connu une longue expérience de la rue et créent une position intermédiaire entre les professionnels et les personnes accueillies. L’accueil n’est d’ailleurs pas le mot juste, puisque l’arrivée dans le lieu se fait par cooptation, sur la base de liens créés au moment du campement, dehors.

Ici, pas de règlement ou de contrat de séjour à signer à l’entrée. Pas d’horaires. Pas de schéma à priori de réinsertion par le travail ou le logement. « Quand la DDASS interroge nos résultats en termes de relogement ou de boulot, nous répondons simplement qu’ils vont mieux. » Les éducateurs disent travailler à « faire émerger une demande », pas plus. Avec la possibilité que rien ne se passe, du vide, du temps qui s’écoule et qui permet à certains de se recomposer. Ce sont des choses très concrètes, reprendre du poids par exemple. Et puis, l’immeuble, c’est la possibilité d’un abri en même temps que d’un lieu à soi. Les chambres individuelles ont été une exigence de départ. L’alcool y est autorisé. Un habitant a mis temporairement en place une cellule d’écoute dans sa chambre, mais s’est finalement remis à boire…

Une tentative donc, un appel à des circonstances nouvelles, qui s’appuient à la fois sur un « être communautaire » déjà existant, affirmé avant tout ancrage institutionnel, et un grand courant d’air où les mots-solutions de la gestion et du contrôle ne sont pas encore là. Un lieu précisément, pas un espace lisse comme la grande majorité des institutions de « l’assistance » et de « l’accueil ». Avant toute chose, les Enfants du Canal habitent une expérience, quelque chose qui s’est ouvert à partir du fait d’avoir vécu et lutté ensemble pendant plusieurs mois. Officiellement, pour l’administration publique, le bâtiment occupé par les Enfants du Canal est une structure transitoire. « Transitoire vers quoi ? », se demande-t-on au foyer Saint-Jacques.

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Les porte-paroles du mouvement Don Quichotte pouvaient bien dire qu’il s’agissait de poser et de résoudre le problème de la « politique du logement » dans toute sa généralité, certains des campeurs s’en sont servis immédiatement pour critiquer les institutions de l’urgence sociale. Les tentes elles-mêmes renvoyaient l’image en miroir de la gestion humanitaire des populations pauvres : une gestion par la crise et l’urgence permanente qui consistait, depuis des années, à faire incessamment tourner les personnes à l’intérieur des centres, avec des retours fréquents à la case départ, à la rue. Système dont tout le monde connaissait le caractère punitif et disciplinaire, mais qui n’avait jamais bougé jusque-là. La clef de ce système, c’étaient les horaires et la durée de séjour. Départ à 8 h le matin, retour à 18 h le soir. Une durée de présence autorisée de deux semaines, renouvelable une fois. Une logique de fonctionnement spécifique aux centres d’hébergement d’urgence (CHU), mais qui s’incorporait à l’ensemble d’un dispositif orienté hiérarchiquement vers l’objectif de « réinsertion sociale ». Le CHU en était la première marche, d’emblée brutalisante. C’est ce système qui s’est mis à trembler au terme de l’occupation du canal : tous les CHU devaient être transformés en « centres d’hébergement stabilisés », avec abolition des horaires de fermeture et de la durée légale de séjour. L’esprit de la loi sur le droit au logement opposable (DALO) y ajoutait en principe l’impossibilité de renvoyer quiconque sans proposition de relogement ou d’hébergement.

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« Toute personne accueillie dans une structure d’hébergement doit pouvoir y demeurer, dès lors qu’elle le souhaite, jusqu’à ce qu’une orientation lui soit proposée. Cette orientation est effectuée vers une structure d’hébergement d’urgence stable ou de soins, ou vers un logement, adaptés à sa situation. »

(art. 4 de la loi DALO)

Avec le passage à la « stabilisation », une brèche s’est ouverte. Là où la porte se refermait chaque jour à huit heures du matin, il est devenu possible de laisser traîner un pied pour la bloquer. De prendre un peu de temps, puisque du temps a été arraché à l’institution, au dispositif d’urgence et de réinsertion sociale. C’est dans cette brèche que nous avons cherché à poser les bases d’un travail d’enquête documentaire. L’hypothèse était que les questions posées par les Enfants du Canal sur les rapports entre travailleurs sociaux et usagers, sur le règlement interne des lieux, sur la réappropriation collective de leur usage et de leur fonction, sur l’écart entre la gestion de ces lieux et les besoins des personnes, se rejoueraient avec plus ou moins d’intensité dans tous les centres où les horaires et la durée de présence légale avaient sauté. Dans une conjoncture où ces lieux semblaient pour un temps s’ouvrir à eux-mêmes, nous nous sommes installés pendant plus d’une année au centre d’hébergement d’urgence récemment « stabilisé » de l’avenue Laumière.

Notes du 30.01.09.

Dans le bureau, à l’accueil. La pièce est assez lugubre. Comme le dit François, aujourd’hui de permanence, la peinture sur les murs, le mobilier très frustre, rappellent l’ambiance d’un lieu « psy ». Un bureau, un ordinateur, quelques documents officiels sur le règlement intérieur, un répertoire avec le nom des résidentes, une grande armoire, et puis un canapé où pas mal de gens viennent se poser. Geneviève, éducatrice, entre pour demander à François de déposer un petit mot dans la chambre d’une résidente : « Une nouvelle résidente est arrivée au centre, et les autres nous ont reproché à la dernière réunion collective de ne pas les avoir prévenues ».

On parle du 115, à propos d’une pétition qui a récemment tourné pour soutenir une collègue en conflit avec le centre d’orientation : la nuit du 24 décembre, une famille avait été priée d’attendre vingt-quatre heures au motif que sa situation n’était pas urgente. Geneviève a déjà fait des remplacements au 115 pour augmenter un peu ses revenus. Elle parle de l’arbitraire qui prévaut dans les réponses, du long questionnaire d’un quart d’heure qu’il faut subir avant de s’entendre répondre le plus souvent qu’il n’y a plus de places pour la nuit. Au 115, le gros des employés est composé de travailleurs précaires, d’étudiants, de personnes anciennement à la rue. François a également travaillé au 115. Il se souvient d’un type un peu sadique qui excluait régulièrement des personnes du système, pour des périodes de trois à six mois, au motif qu’un tel avait pissé contre un mur, fait entrer une bouteille d’alcool dans un centre, etc. Mais de l’autre côté du guichet, il y a aussi les débrouilles et les ruses de certains pour éviter les plus gros centres parisiens. Ceux qui, par exemple, donnent des identités différentes et réussissent à se faire affecter dans des centres en banlieue, où le nombre de personnes accueillies est beaucoup plus faible, où il est possible de se faire la cuisine.

Victimes de guerre, de l’insécurité, de viols… Les femmes sont de plus en plus nombreuses à émigrer. Ayant à l’esprit la conquête d’une meilleure vie, parce qu’on se retrouve dans un pays plus développé sur les plans économiques, démocratiques, etc. Malheureusement, souvent, on fait face à une autre réalité.

Si avoir un hébergement se résume à composer le 115, les soucis sont loin d’être résolus. À partir de 7 h, on compose le fameux numéro des sans-abri. Des fois, après plus ou moins une heure de temps, on peut avoir une réponse positive (un centre d’hébergement avec plusieurs personnes ou une chambre d’hôtel avec un ou deux lits). Par contre, quand on nous propose de rappeler le soir, c’est-à-dire à partir de 19h, et sans confirmation d’avoir un abri, c’est là où se trouve le mal. Des fois, on insiste en appelant n’fois sans réponses positives.

La nuit tombe, avec tes bagages à la main, sans solution. L’inquiétude et la tension montent, on se pose des questions sans réponses ; les larmes commencent à mouiller la poitrine. Si le temps est clément, on peut marcher le plus tard possible. Le cas échéant, on prend les bus de nuit pour faire des allers-retours comme un apprenti-chauffeur.

Texte de Binta écrit pendant l’atelier radio du foyer Laumière.

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Officiellement, le CHRS But’s Hôtel. Une quarantaine de femmes seules y sont hébergées. Salariés comme résidentes, ici tout le monde parle du « foyer Laumière ». Il y a quelques mois, l’ancien directeur nous avait raconté la lente transformation du lieu, prise dans le processus d’« humanisation » des centres d’hébergement d’urgence, entamé par l’association Emmaüs, elle-même en pleine restructuration ; un lieu « dur », où il ne se passait rien depuis des années, à la dérive. Une image du passé asilaire. C’est lui qui avait employé ce mot, par lassitude face à l’inertie de certaines logiques sociales, historiques. Fin 2007, avec la « stabilisation » et le passage du centre au statut de CHRS, les choses se sont accélérées. Un nouveau directeur a été nommé, et le foyer Laumière s’affiche désormais comme un lieu en transition. La DDASS a validé un nouveau « projet d’établissement ». Toutes les femmes hébergées, y compris celles qui vivent là depuis longtemps, sont considérées comme de nouvelles arrivantes. Des travaux de rénovation ont commencé à attaquer la façade et l’intérieur du bâtiment sera méconnaissable d’ici la fin de l’année. La moitié des chambres comportera encore deux lits, mais avec une douche et des toilettes. L’atmosphère asilaire qui colle encore aux murs devrait s’estomper, et toute une histoire s’achever. Celle qui fut par exemple, il y a presque une dizaine d’années, le théâtre d’un conflit assez dur. À l’époque, le foyer accueillait des familles. La direction d’Emmaüs voulait vider l’immeuble et les familles refusaient de partir. En situation d’occupation, le bâtiment avait été recouvert d’une banderole : « Emmaüs exclut ! ». La direction générale d’Emmaüs avait finalement décidé l’expulsion et fait appel à une boîte de sécurité privée pour protéger le bâtiment. Mais pour l’instant les travaux ont à peine commencé. Et avec ses cinq places d’accueil d’urgence, ses chambres exiguës, ses radiateurs qui ne marchent pas, ses fuites d’eau dans le plafond, sa nourriture en barquettes, le foyer est dans une étrange situation d’entre-deux.

Notes du 01.02.09.

Sortie du métro. En direction du parc des Buttes Chaumont, l’avenue Laumière. À une cinquantaine de mètres, un banc. Juste en face, une porte vitrée, opaque, s’ouvre sur un très long couloir. Sur la droite, un premier bureau : une pièce très étroite, occupée par un permanent d’Emmaüs chargé de l’accueil et de la surveillance. Quelques mètres plus loin, un ascenseur, une cour intérieure et un escalier permettant d’accéder aux cinq étages du bâtiment. Le couloir se prolonge encore, s’ouvrant sur trois pièces. La plus grande, éclairée aux néons, rudimentaire dans son équipement, sert de réfectoire aux résidentes du centre. Les deux autres : une minuscule cuisine avec plaques électriques et évier, un débarras où est rangé le matériel de nettoyage. À chaque étage du bâtiment, deux couloirs, séparés par des portes coupe-feu, distribuent une série de chambres d’hôtel numérotées. Dans quelques pièces, des bureaux ont été installés pour les travailleurs sociaux. Il y a encore deux pièces communes : une salle télé et une bibliothèque.

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La possibilité de rester plus longtemps dans les centres d’hébergement ouvre-t-elle sur autre chose ? Au ras de ce qu’on peut voir ou entendre, le foyer c’estd’abord : des escaliers et des couloirs où l’on se croise plus qu’on ne se rencontre ; le grincement des portes coupe-feu à chaque étage ; des bruits de pas dans les escaliers ; le son nasillard d’une télé ; la sonnerie du téléphone utilisé par les permanents dans le bureau d’accueil, et quand s’ouvre une fenêtre ou la porte du foyer, la rumeur soudaine de la circulation. Un échangeur, le foyer. Un point de croisement minuscule d’où partent les trajets quotidiens des résidentes, très souvent aimantés par le travail. Un travail insuffisant pour payer un loyer et partir d’ici. Pourtant cette image reste partielle et se brouille dès qu’on entre dans les chambres. Ce qu’on voit d’abord, c’est l’exiguïté des 9 m2 et de l’espace qui sépare les deux lits (on est dans un centre d’hébergement). Mais rester six mois, un an, souvent plus, ce n’est pas la même chose que rester quinze jours ou un mois. C’est peut-être cela qui a le plus changé avec la durée de présence : une possibilité plus grande d’être là, de s’installer. Et cette simple présence, aussi fragile et difficile soit-elle, imprime sa marque (on est dans une chambre).

Notes du 10.02.09.

Kalala et Augustine sont dans la même chambre. La fenêtre donne sur le boulevard Laumière. Il y a deux lits, deux armoires, une chaise, rien d’autre. Kalala et Augustine sont les doyennes du foyer. Ce sont des « mamans » comme on dit ici. Kalala vient de Kinshasa, Augustine de Brazzaville. Deux villes séparées par le fleuve Congo. « Quelques minutes en pirogue » pour aller d’une rive à l’autre. Deux villes touchées par la guerre. Deux guerres dans lesquelles elles ont l’une et l’autre tout perdu. Kalala et Augustine ont presque toujours le sourire. Augustine parle avec sa poitrine, sa gorge, d’une voix tremblante, toujours émue. Kalala est déléguée au foyer Laumière. Aujourd’hui, elles sont tristes. Elles évoquent la mort de Nelly. Elles se connaissaient bien. Elles s’étaient rencontrées au foyer il y a plus d’une année. Nelly n’en sortait plus depuis plusieurs mois. Chaque jour, Kalala lui apportait à manger dans sa chambre.

Après s’être cachée pendant des mois sous des survêtements trop larges pour elle, Maria a dû finir par dire qu’elle était enceinte. On l’a placée dans une chambre seule. Toutes les « mamans » du foyer s’organisent autour d’elle pour lui rendre la vie plus facile. Elles lui apportent à manger, lui font des courses, s’enquièrent en permanence de sa santé, se relaient pour venir passer un peu de temps avec elle, discuter. Dès qu’elle aura accouché, elle partira dans une structure d’accueil pour jeunes mères isolées. En attendant, le quotidien se réorganise en partie autour d’elle.

La chambre de Fatou est un véritable capharnaüm. Elle aime s’acheter des habits, accumuler les objets, décorer « sa » chambre. Même si, comme la plupart des autres femmes, elle a au fil des années laissé beaucoup de ses affaires personnelles chez des amis. Mais ici c’est chez elle ; elle dit être attachée à Laumière, à ce quartier des Buttes Chaumont qu’elle connaît par cœur.

Corinne, comme Fatou, habite le foyer depuis près de deux ans. Combien de femmes sont dans ce cas à Laumière ?

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Pour qualifier le système de l’urgence, les résidentes de Laumière disent toujours qu’avant d’arriver ici elles étaient « au 115 ». Comme si elles désignaient là, non pas un numéro de téléphone, mais celui d’une rue. Être au 115, c’est être pris dans l’alternance des nuits en CHU et des jours à errer dans la ville. C’est pourquoi toutes les résidentes décrivent leur arrivée à Laumière comme la sortie d’un enfermement. Dans un passé proche, certains directeurs de CHU justifiaient encore le renvoi chronique des personnes hébergées comme une mesure éducative, nécessaire pour pousser à l’« insertion » plutôt qu’à l’« assistanat ». Les résidentes de Laumière disent exactement le contraire : la logique d’urgence empêche de lever la tête, et le temps est la condition première pour penser un peu plus loin que la prochaine orientation.

De fait, la brèche de temps ouverte par la « stabilisation » est investie de partout, en décalage complet de tout schéma institutionnel. Au fil des mois, on apprend à se connaître, on prend ses repères dans le lieu, dans le quartier. Des liens se créent, des habitudes se fabriquent. On se remet à penser à un rythme différent. À cette logique, qu’on pourrait dire du réel, s’oppose celle de l’institution qui implique que les résidentes ne s’installent pas trop, ne s’attachent pas trop aux lieux et aux gens, aux autres résidentes comme aux salariés. Car si la durée de séjour n’est plus fixée à l’avance, elle fait l’objet d’une évaluation avec le « travailleur social référent » où tout se doit d’être retraduit dans le sens d’une insertion à venir, et donc d’un « travail », d’un « logement », d’un « projet », pour chaque « cas », pour chaque « dossier ». Même si, pour une grande part des résidentes, l’insertion par le travail n’aura pas lieu du fait de leur âge, de leur santé, de leur situation administrative. Même si beaucoup travaillent déjà mais n’arrivent pas à trouver un logement. Les salariés mesurent chaque jour le décalage, mais c’est bien cette force de simplification qui opère. Le prix en est une dénégation énorme de l’« ici et maintenant », de la vie vécue à l’intérieur et à l’extérieur du centre.

Notes du 20.02.09.

Maki est étudiante. Le jour, elle travaille en bibliothèque, la nuit, elle dort au centre. Le loyer d’une chambre, même en cité universitaire, est trop élevé et le centre est le seul appui qu’elle a trouvé pour mener à bien ses études. Madame Dupuis a plus de 65 ans. Elle parle peu. Sa chambre est en face de la bibliothèque où nous travaillons. De temps en temps elle vient nous voir, le radiateur de sa chambre ne marche pas. Binta attend depuis des mois une réponse à sa demande d’asile. Elle a téléphoné au 115 et a circulé de centres d’hébergement en hôtels sociaux pour finir par poser ses valises ici. Qu’est-ce qu’un centre d’hébergement, dès lors qu’on le regarde depuis le point de vue de ceux qui y transitent ? Une résidence universitaire ? Une maison de retraite ? Un centre d’accueil pour demandeurs d’asile ? Un lieu de soins ? Un foyer de jeunes travailleurs ? Ou tout cela à la fois dans la mesure où ces centres accueillent désormais tous ceux, toujours plus nombreux, qui étaient autrefois divisés dans les mots et dans l’espace : « sans-papiers », « jeunes travailleurs », « personnes malades », « retraités », « jeunes mères isolées » ?

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À Laumière, depuis que le centre est passé du statut de CHU à celui de CHRS, chaque femme a tendance à faire exception au critère qui régit normalement ce type de centre : une « solution » de sortie envisageable à court ou moyen terme. Et dès lors, en l’absence d’emploi ou de logement, comment empêcher les personnes de s’installer ? En un mot, comment gérer le lieu ?

Face au flottement institutionnel produit par la stabilisation, ce qui reste c’est le règlement interne du centre. Celui qui interdit, par exemple, de manger et de garder de la nourriture dans les chambres. Ou encore de recevoir des visites extérieures, sinon dans le réfectoire et après en avoir reçu l’autorisation. Qui interdit d’accéder aux espaces collectifs au-delà de 22 h, et après cette heure, de solliciter les autres résidentes dans leurs chambres. Qui cantonne les hébergées à une nourriture conditionnée en barquettes, sans possibilité de se faire la cuisine (exception faite une fois par mois). Les draps en papier ont certes disparu. Des serrures ont été placées sur les portes, mais les clefs restent à la disposition de l’établissement pour permettre aux salariés d’accéder à la chambre en l’absence de ses occupantes. La liste serait longue à faire des traces dans le règlement d’un mode de gestion en partie aveugle à la situation créée par la stabilisation. Quand bien même exhaustive, elle n’en dirait pas non plus l’esprit, bien plus déterminant que sa lettre : l’hébergement à Laumière n’a de sens que s’il est provisoire. Nulle perspective présente. Nul horizon collectif à imaginer. Rien d’autre que la réalisation des objectifs individuels du séjour, tels qu’ils ont été analysés avec chaque résidente par le travailleur social référent.

Pourtant, il suffit d’écarter un instant l’« idéologie technique du travail social » pour que la réalité institutionnelle se retourne comme un gant. Un exemple. Le fait de cohabiter à deux dans une chambre est une des survivances asilaires les plus évidentes à l’intérieur des centres d’hébergement, le rappel de ces grands dortoirs collectifs qui existent encore dans certains centres. Les femmes qui vivent au foyer le savent pertinemment, en souffrent ; c’est même l’une des sources les plus fréquentes de conflit et parfois de violence. En même temps, le fait d’être à plusieurs permet aussi de tisser des liens, des solidarités, des points d’appuis pour sortir de l’isolement. Et de ce point de vue, la plus longue présence dans les lieux peut modifier la perception du fait de partager une chambre. C’est un exemple. Où l’on peut entrevoir comment, dans les centres, la durée produit un réel qui s’oppose à l’anonymat d’une gestion sérielle des individus.

Notes du 03.03.09.

Dans le bureau, à l’accueil. Sadjo est de permanence. Marion passe dans le couloir à toute allure, excédée. Sadjo explique qu’elle quitte le centre aujourd’hui pour celui de Lancry, à cinq ou six stations de métro d’ici : « Les responsables pensent qu’il vaut mieux pour elle une réorientation, pour la dynamiser. Elle se sent trop bien ici et ne fait plus rien par rapport à son projet. La décision a été prise par l’assistante sociale et le directeur, en présence de la résidente. En fait, pour moi, le problème, c’est la durée. Un an, ce n’est pas encore assez long et ça ne permet pas de faire grand-chose. »

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Au départ, le déménagement c’était une rumeur. Il y avait celles qui en parlaient, celles qui ne savaient pas. Jusqu’à l’annonce officielle par le directeur du centre, lors d’un « conseil de vie sociale » réunissant l’équipe et l’ensemble des résidentes. Ce jour-là, le discours est technique : dans le cadre du processus d’humanisation des centres, le bâtiment doit être remis aux normes. Le déménagement consistera à s’installer provisoirement dans un autre immeuble le temps d’achever les travaux de rénovation. Le directeur parle d’« opération tiroir ». Les données quant à la date, au lieu de destination et aux conséquences concrètes pour les hébergées restent dans le flou. Nous profitons du moment pour lancer l’idée d’une enquête collective à l’intérieur du centre, autour des enjeux de la « stabilisation ». Nous proposons deux choses : réaliser une série d’entretiens dans les chambres avec chaque femme qui en accepte l’idée, suivre au plus près les différentes étapes du déménagement, aussi bien dans les discussions qu’il soulèvera à l’intérieur du centre que dans les moments plus concrets liés au départ. Aucune opposition n’est formulée. Le directeur nous laisse le champ libre pour traîner avec nos micros.

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Du déménagement, tel qu’il est présenté par l’équipe aux résidentes, nous ne voulons en quelque sorte rien savoir. Nous choisissons de décrire, presque mécaniquement, comment il apparaît dans le quotidien du centre. La réflexion, nous voulons l’avoir avec les femmes, depuis les chambres. Un espace physique, des présences singulières face à l’abstraction de l’institution qui renvoie toujours « ailleurs », au plus loin des vies qui se déploient « ici ». Demander aux femmes de décrire l’espace où elles vivent. Comprendre dans ses effets les plus matériels, comment, entre ce qui perdure et ce qui a bougé, le règlement et l’institution déterminent la possibilité (ou non) de construire un espace à soi. Dans ce corps à corps avec le règlement, saisir ce qui échappe à la simple reproduction de la vie, garantie par la relation humanitaire, la simple mise à l’abri. Pas une enquête sur les personnes, mais sur la matérialité du centre : on recense les écarts entre le règlement et la manière dont il est vécu quotidiennement. Et chaque fois, une présence ou une voix vient creuser cet écart, ouvrant sur on-ne-sait-pas-très-bien-quoi. On ne veut pas savoir, ni redoubler les catégories de l’institution. Les « usagers », les « résidentes », les « hébergées » sont des produits de l’institution ; les « mamans », les « sœurs », la « famille », comme elles disent ici, c’est autre chose, un autre plan.

Peux-tu me décrire la chambre ? Combien êtes-vous dans la chambre ? Vous prévient-on quand une nouvelle personne arrive ? Est-il possible de changer de chambre quand la cohabitation se passe mal ? As-tu connu des centres où il n’y avait pas de serrures aux portes ? Comment faisais-tu pour tes papiers et tes affaires ? C’est important d’avoir la clef de sa chambre, un cadenas pour l’armoire ? As-tu connu le centre à l’époque où il y avait encore des draps en papier ? Combien de fois les draps sont-ils changés par mois ? Comment ça se passe pour la lessive ? As-tu le droit de manger dans ta chambre ? As-tu changé des choses dans la disposition de la chambre ? Considères-tu cet endroit comme ta chambre ? Peux-tu y recevoir des visites ? Combien êtes-vous dans le centre ? Tu connais toutes les résidentes ? Certaines sont-elles devenues tes amies ? Vas-tu dans d’autres chambres pour discuter, passer un moment ? Existe-t-il des moments collectifs ? Y participes-tu ? Comment les déléguées sont-elles élues ? Quel est leur rôle selon toi ? Comment se passent les repas au réfectoire ? Qu’est-ce que tu penses des barquettes ? Avez-vous le droit de vous faire la cuisine ? As-tu un rendez-vous régulier et obligatoire avec un travailleur social ? Comment perçois-tu son rôle ? Que penses-tu des décisions prises par l’équipe concernant la vie du centre, les réorientations des personnes hébergées ? As-tu signé un contrat de séjour et d’hébergement ? Qu’y a-t-il écrit dans ce contrat ? Que se passe-t-il, lorsqu’on dépasse la durée stipulée dans le contrat de séjour ? Est-il possible de ne pas dormir au foyer quand on y est hébergé ? Peut-on s’absenter ? Faut-il dans ce cas remplir une quelconque formalité ? Pour quelles raisons les personnes partent-elles d’ici ? Y a-t-il des exclusions et si c’est le cas, pour quels motifs ?

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Du haut de ses deux années passées au foyer Laumière, Corinne précise l’inquiétude générale suscitée par l’annonce du déménagement. Elle ne parle pas du « déménagement », elle dit : « Quand est-ce qu’on va se faire virer ? ». Là où l’équipe parle d’un simple déménagement, les femmes du foyer entendent autre chose. Comme perspective de départ, de nouvel arrachement à un lieu, il évoque immédiatement toutes les fois où elles ont dû partir, passer d’un centre à un autre, retourner à la rue, au 115… Corinne, elle, s’est déjà séparée de tous ses habits d’hiver dans une consigne, pour ne pas avoir trop de bagages. L’inquiétude se décline différemment selon les femmes mais touche tout le monde. Il y a celles qui vivent la perspective du déménagement comme une punition. Celles qui se résignent. Celles qui se demandent si elles pourront revenir ici, une fois les travaux terminés, si leur contrat de séjour sera ou non renouvelé. Celles qui cherchent par elles-mêmes des solutions ailleurs, sans rien demander à personne.

De fait, la préparation du déménagement présente tous les traits qui caractérisent, ordinairement, la politique d’orientation et de circulation des personnes de centre à centre. Comment comprendre autrement que les informations soient distillées au compte-goutte ? Qu’une grande majorité de femmes disent ne rien savoir précisément des critères qui vont déterminer la composition des chambres, leur attribution ou encore le nombre d’affaires qu’elles vont pouvoir emporter avec elles ? Pour ne pas parler du bâtiment en tant que tel, du quartier, etc. Il y a bien les réunions régulières du « conseil de vie sociale » où la direction fait valoir la possibilité d’une participation des résidentes à l’organisation du déménagement. Il n’empêche, c’est la sensation d’arbitraire et de dépossession qui domine chez les résidentes.

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Les « conseils de vie sociale » sont une émanation de « la loi 2002-02 rénovant l’action sociale et médicosociale » qui affirmait « recentrer l’usager au cœur du dispositif ». À Laumière, dans le cadre du déménagement, l’exercice qu’ils requièrent des salariés d’Emmaüs est subtil : impliquer subjectivement les « hébergées » dans un processus et une organisation dont les limites sont déjà prescrites et fixées. Formalisme de la démocratie où l’on dispose d’un temps donné pour faire jouer la fiction d’un espace de délibération collective. Les discussions ont beau être ouvertes, parfois polémiques, la logique du provisoire inscrite dans le fonctionnement du centre interdit toute intervention réelle des hébergées. Si elles le faisaient, ce serait à partir d’une vie qu’elles ont recommencé à organiser dans ces lieux, et c’est cela-même qu’une logique du provisoire récuse. Qu’on imagine, par exemple, des femmes hébergées dans un centre décider collectivement de comment les personnes seraient réparties dans les chambres, et c’est le système de pouvoir propre au dispositif de l’urgence et de la réinsertion sociale qui est menacé. C’est pourquoi le jeu mis en scène dans les conseils de vie sociale reste formel. Pour autant, il rend visible aux yeux de tous une contradiction qui est celle de la « stabilisation » elle-même. Que dit-elle, cette contradiction ? Qu’avec l’allongement de la durée de présence dans les centres, il est de plus en plus difficile de gérer arbitrairement les personnes qui viennent s’y réfugier. Mais encore faudrait-il pour cela, comme le réclame la déléguée Fatou à chaque conseil de vie sociale, que les « résidentes » actent pour elles-mêmes qu’elles vivent ici, qu’elles sont là. Qu’elles retournent en quelque sorte la logique du « provisoire permanent » contre le centre lui-même. Et que cela puisse passer dans une parole, se dire.

Notes du 20.08.09.

Ça hurle dans le couloir. « Je n’irai pas. Je dormirai ici ce soir. Je n’irai pas. J’ai quand même le droit de refuser, non ? » Christina crie. Une travailleuse sociale lui dit qu’elle doit aller s’expliquer avec le directeur. « Nous avons établi un programme de déménagement qui a été affiché, il y a quinze jours. On vous a prévenu, vous ne pouvez pas tout remettre en cause au dernier moment. » Christina grimpe au deuxième étage, suivie de la travailleuse sociale. On entend les cris malgré les portes coupe-feu. Christina dit que cette histoire d’organisation n’explique rien, qu’elle s’est très souvent absentée, qu’elle avait prévenu de son séjour à l’hôpital et que, de toute façon, rien n’a été vraiment discuté avec les résidentes. En fait, elle vient d’apprendre qu’elle se retrouve avec une femme dont elle ne veut pas partager la chambre. Elle est hors d’elle, dit qu’elle se sent humiliée. Elle quitte le bureau du directeur, sans prendre les étiquettes que chaque résidente doit coller sur les cinq cartons fournis par Emmaüs. La travailleuse sociale sort à son tour. « On leur avait demandé de s’organiser entre elles, lors du dernier conseil de vie sociale. Elles ne l’ont pas fait. » Elle a dans ses mains l’enveloppe contenant les étiquettes ; sur l’enveloppe est inscrit le nom de la résidente. Elle apporte l’enveloppe au bureau d’accueil du centre et dit que si elle ne vient pas la chercher, il faudra lui apporter.

François monte au troisième étage et tend l’enveloppe à Christina. Elle l’attrape et la jette par terre. François essaye juste de lui dire qu’il y aura toujours moyen de s’arranger sur place, qu’elle réussira bien à changer de chambre. Christina est au bord des larmes. Elle range rageusement les dernières affaires qui traînent, quelques cintres. « De toute façon, ce n’est pas de leur faute. Ils font leur boulot, ils en ont rien à foutre de nous. C’est leur boulot. Ce n’est pas de leur faute, si j’ai quitté mon pays et qu’ici je n’ai rien à dire. Si je n’avais pas quitté mon pays, je ne me serais jamais retrouvée dans cette situation. Ce n’est pas de leur faute si je n’ai plus de pays. » Demain matin, les cartons de Christina, avec ou sans étiquettes, partiront dans les camions d’Emmaüs vers la rue du Louvre.

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Amadou travaille depuis dix ans dans le « système ». À Laumière, il est le plus ancien et a en quelque sorte accueilli tout le monde, des hébergées jusqu’aux travailleurs sociaux et aux différents directeurs. Il a vu la transformation lente du lieu et plus récemment le passage à la « stabilisation ». La possibilité de rester la journée, de sortir quand on le décide est, selon lui, quelque chose de gagné pour les hébergées. De son côté, il n’est plus obligé de les réveiller à 6 h du matin pour les faire partir à 8 h. Un « mieux » qui ne change pourtant pas fondamentalement les choses. « Un des gros problèmes, c’est l’écart, la distance qui sépare les hébergés de ceux qui décident de leur sort, qu’il s’agisse des cadres administratifs ou des travailleurs sociaux. Comment voulez-vous que les gens dans les bureaux comprennent ou connaissent le vécu des personnes qu’on accueille ? Le chemin entrepris par l’institution, ces dernières années, va complètement dans le sens inverse. Tout est en train de changer dans le sens d’une règlementation administrative des choses et des relations qu’on peut développer avec les gens. C’est en contradiction avec l’histoire même de l’association qui tenait au mélange de “professionnels” et de personnes issues de la rue, à une idée du partage et de la rencontre. »

Dans ce contexte, le déménagement temporaire du centre Laumière apparaît bel et bien comme une reprise en main par l’institution. Comme pour neutraliser les possibilités que semblait offrir la stabilisation. Comme si elle avait horreur du vide généré par l’effacement des contraintes les plus insupportables du régime d’urgence. Et plus encore du plein des vies qui menacent de s’y engouffrer. La « remise aux normes » de l’établissement doit s’entendre extensivement : réhabilitation du bâti pour améliorer les futures conditions d’hébergement, en même temps que rationalisation de la gestion du lieu et des personnes. L’« humanisation » se fait et se fera nécessairement contre les micro-espaces déjà créés à l’intérieur de l’institution, contre les problèmes formulés par les hébergées elles-mêmes. À Laumière, encore une fois, par simple effet de durée et de présence, le fait de se faire la cuisine, de s’organiser pour la cohabitation et les affaires, voire même de discuter collectivement des contrats de séjour, semblait donner prise à des constructions possibles (salariés et usagers mêlés, pourquoi pas ?). La revendication d’un droit à habiter commençait à émerger à travers certaines déléguées. C’était une façon de mettre en cause la politique d’« orientation » des personnes et d’imaginer, à défaut d’une lutte véritable, des aménagements, des contournements autres qu’individuels. Le déménagement est arrivé pour suspendre et ensevelir ces questions. La vague d’inquiétude qui a parcouru le centre avant et pendant le déménagement n’était pas émotionnelle, mais anticipait les effets de cette opération de « table rase ». Contre l’hétérogénéité des trajets et des histoires qui se rassemblaient là. Contre les habitudes prises. Contre certains détournements du règlement. Contre une certaine a-fonctionnalité. Contre l’histoire même du lieu.

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Côté « salariés », certaines craintes se formulaient à l’égard d’une tendance à la « professionnalisation ». Côté « usagers », la même question revenait à chaque conseil de vie sociale : « Est-ce qu’on va pouvoir revenir ici ? Est-ce que certaines vont devoir partir, changer de centre ? ». Au terme du déménagement et au fil des mois qui ont suivi l’installation rue du Louvre, la quasi-totalité des femmes avec qui nous avons travaillé ont, de fait, quitté le centre. Certaines ont trouvé une « solution » de relogement individuel. D’autres ont été exclues. La plupart ont été orientées vers d’autres centres. Le « déménagement » a aussi permis cela : ce que l’institution appelait un « redémarrage à zéro ».

Les deux inquiétudes convergeaient vers ce point zéro. Quelles populations seront désormais acceptées dans les futurs centres stabilisés et rénovés ? Lesquelles seront en même temps exclues de ces lieux ? Pour aller où ? Pour retourner à la rue ? À cette identité de « nomades des grandes villes », selon l’expression d’Amadou ? La fonction du « déménagement » nous est apparue comme la ré-exposition des femmes de Laumière au risque de l’errance forcée dans la ville. Non pas que le procès de rénovation des centres soit illusoire ou que la « stabilisation » ne soit pas passée par là. L’enjeu du temps comme variable gestionnaire s’est bel et bien assoupli dans les centres d’hébergement. Mais, entre temps, il est possible que les normes de fonctionnement des centres se soient légèrement déplacées pour anticiper une nouvelle sélection des personnes à l’entrée. Pour que les mêmes problèmes de vie et d’habitation qui émergeaient à Laumière ne se reposent pas à l’identique. Qu’ils soient plus aisément traduisibles par l’institution, sans qu’elle ait quoi que ce soit à remettre en cause de son principe gestionnaire. Beaucoup de travailleurs sociaux reconnaissent que les « profils » des personnes hébergées dans un centre comme Laumière vont s’homogénéiser avec ceux des personnes traditionnellement accueillies dans les CHRS : des personnes pour lesquelles le travailleur social entrevoit des solutions à court ou moyen terme. Et tous les autres, « sanspapiers », « personnes âgées », « malades », tous ceux qui faisaient la population des anciens CHU ? Va-t-on imaginer pour eux de nouvelles structures, un énième raffinement dans la hiérarchie de l’hébergement social ?

Nous ne savons rien d’un tel scénario. Mais ce recommencement à zéro, dont le déménagement était l’instrument à Laumière, semble plus productif que restaurateur, et annoncer une reconfiguration de la géographie de l’action sociale. Un agencement plus complexe de l’ancien et du nouveau, qui garantirait surtout une circulation plus fluide et mieux gérée des personnes dans l’ensemble du système. Sans « engorgement » des structures, comme il était dit à l’époque de l’occupation du Canal. Sans point de fixations. Sans tentes au milieu de la ville. Sans traces. Sans problèmes visibles. Et donc, sans lieux véritables.

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Lors des premières semaines passées à l’intérieur du centre Laumière, Binta nous avait soufflé le mot d’aller directement cogner aux portes des chambres. On prenait le son, c’est elle qui posait les questions, une fois par semaine entre 18 h et 20 h, au moment où il y avait un peu plus de femmes présentes. On avait noté sur un cahier une série de thèmes : le travail, le défaut de papiers, la vie dans les hôtels sociaux, l’arrivée dans les foyers, le règlement, la séparation avec la famille, la possibilité ou non de faire la cuisine, le rôle d’Emmaüs… Chaque semaine, on prenait une question différente et on passait de chambre en chambre.

C’est comme ça que nous avons rencontré Maïmouna, au tout début de l’hiver. Dans sa chambre, emmitouflée dans une couverture, elle avait insisté pour discuter un peu. Le lendemain, elle quittait le centre pour se faire hospitaliser. Après sa convalescence, elle espérait rejoindre au plus vite ses camarades sanspapiers, qui occupaient la Bourse du Travail. Les lieux de lutte, les lieux d’occupation, elle en avait parlé comme d’un point d’appui, un relais supplémentaire pour continuer à exister dans la ville. Ce n’était pas la même chose, mais elle ne les opposait pas aux centres d’hébergement. C’était deux points dans sa géographie personnelle. Il lui était arrivé de revenir par choix dans un centre. Il lui était aussi arrivé d’en quitter volontairement un pour rejoindre des camarades sur un lieu de lutte.

Quelques mois plus tard, Maïmouna nous a rappelés, alors que nous suivions les préparatifs du déménagement à Laumière. « Je me suis réinstallée à la Bourse. Si ça vous intéresse toujours, venez me voir. »

Peux-tu me décrire un peu les lieux ?

Ça, c’est le couloir d’entrée de l’immeuble. Il y a des délégués. Monsieur Diallo est chargé de la liste des présences. Chaque jour, on relève les noms, les différents numéros d’arrondissements, parce qu’on a des cartes d’adhérents.

Qu’est-ce qu’il y a sous cette tente ?

Ce sont des hommes qui se sont organisés pour dormir là. Au départ, la grande salle du fond était fermée, et finalement ils sont restés là. Ils ont installé un radiateur, la radio, la télé. C’est leur cocon.

Et là au milieu de la cour ?

C’est la cuisine, avec Monsieur Sissoko qui est un peu notre chef organisateur. Il prend tout en main. Des femmes viennent aussi chaque matin. Elles se relaient. Il y a toujours un repas le midi. On mange une seule fois par jour. Aujourd’hui, c’est du mafé avec du riz.

Comment faites-vous pour conserver la nourriture ?

C’est ce cagibi, de l’autre côté de la cour, qui nous sert de salle de stockage. C’est plein à craquer. Là, ce sont des bonnes volontés qui nous ont donné des réfrigérateurs. Malheureusement, il y en a beaucoup qui ne marchent plus. Beaucoup de soutiens ont aussi apporté des vêtements, de la nourriture. Là, tu vois, il y a les sacs de pâtes, de riz, de pommes de terre, de tomates, de l’huile. Mais il n’y a pas que la nourriture qui est stockée. Il y a aussi le matériel qu’on utilise pendant les manifs : les tam-tam, les haut-parleurs, tout ce qui peut nous être utile. Et puis là, comme tu peux voir, c’est la liste de nos besoins. Souvent, des gens arrivaient et nous demandaient ce dont on avait besoin. Du coup, on a fait un panneau.

Tu peux lire le panneau en entier ?

« Marquez vos besoins pour les soutiens :

  • Carte de séjour de dix ans,

  • Du pain,

  • De l’eau,

  • Du riz,

  • Du lait,

  • Couscous,

  • Des couches bébé,

  • Huile,

  • Sel,

  • Beurre,

  • Tomates,

  • Oignons,

  • Gingembre,

  • Pommes de Terre,

  • Carottes,

  • Fruits,

  • De l’argent,

  • Des serviettes,

  • Cachets d’aspirine,

  • Des assiettes et des gobelets jetables,

  • Jouets d’enfant,

  • Fourchettes,

  • Cuillères,

  • Pharmacie. »

Il y a encore une autre liste affichée…

Oui, c’est la liste des bains-douches dans Paris parce qu’ici, il n’y a ni eau chaude ni salle de bain, il n’y a que des toilettes. Et puis là, c’est la liste des domiciliations pour informer tous ceux qui en ont besoin. Il y a également un grand papier sur lequel il y a l’alphabet, qui sert aux cours de français. Et puis ça, ce sont des dessins d’enfants pour essayer d’égayer un peu. Enfin, il y a l’affiche de l’émission de radio de la Coordination 75, « Des papiers pour tous », qui raconte en direct l’actualité des luttes de tous les sans-papiers, un jeudi sur deux à 13 h.

Et là, juste à la sortie du cagibi, c’est le grand dortoir collectif ?

Oui, c’est l’entrée du dortoir principal des hommes, dans la grande salle de la bourse du travail. Vous voyez le nombre de matelas…

Combien de gens dorment ici ?

Je ne saurais dire le nombre. Mais au départ, il y a mille trois cents dossiers de régularisation qui ont été déposés, et il y en a plus de la moitié qui dorment là.

Et les autres ?

Quand il a fait très froid, les femmes et les enfants, on s’est débrouillés. On est allés se mettre au chaud au premier étage, au-dessus de la grande salle des hommes. J’y ai encore mes affaires, mon matelas, mes couvertures. Au-dessus, il y a encore un étage, où il y a des femmes avec des enfants. Mais il y a aussi des personnes dans les cages d’escalier, entre les étages. La nuit, tout est vraiment pris, tout est occupé. Vous n’avez pas de place pour passer. La journée, tout le monde sort, vaque à ses occupations. Chacun fait ce qu’il peut. Celui qui veut se reposer, qui se sent bien à rester ici, et bien il reste. Si tu as ton ticket de métro, tu peux sortir, sinon on est là, dans la cour.

C’est quoi pour toi la différence entre un lieu comme ici et un foyer d’hébergement d’urgence ?

Ici il n’y a pas de contraintes sur les sorties ou les entrées. Dans les foyers d’hébergement, c’est une autre organisation. Il y a l’administration, vous êtes obligés de suivre certaines lois. Il y a une rigueur qui est imposée. C’est une association qui vous a emmenés là-bas. Donc, ils ont leur propre organisation. Ici, cela a été une occupation pour nous. On est venus comme ça, de façon anarchique, dans le cadre d’un bras-de-fer avec la CGT. On est entrés. Mais il fallait s’organiser pour pouvoir rester ici. On a essayé d’avoir des règles à nous. Car il y a l’insalubrité. Ça peut générer la maladie, et donc il faut rester propre. Il faut aussi se respecter. Il y a des délégués. Certains veillent à ce que personne n’allume de cigarette ici. Les réchauds, c’est interdit aussi. Il y a des jours où on doit faire le ménage. Chacun doit laver ses couvertures, les ranger quand il se lève. Dans les centres d’hébergement, c’est différent. Il y en a qui ont les papiers, qui sont arrivés par l’intermédiaire d’assistants sociaux. Ici, on n’en a pas, c’est entre nous qu’il faut s’entendre. Ce qui facilite les choses, c’est qu’on est tous dans la même situation de précarité. Il n’y en a pas un qui se trouve au-dessus de l’autre, qui se trouve mieux que l’autre. Donc, on peut tous dormir à même le sol. L’essentiel, c’est que passent nos revendications.

Tu préfères être ici ou là-bas ?

Je préfère être là-bas dans la mesure où je dormirai au chaud, je serai peut-être soignée, j’aurai une chambre, un repas. Ici, on n’est pas là parce qu’on le veut. C’est aussi la différence.

Là-bas, dans les centres, on y est parce qu’on le veut ?

Non, pas forcément. Mais c’est une transition. Déjà, on vous prend en charge. Donc, ce côté précarité, c’est pas pareil. Vous êtes à l’abri de beaucoup de choses. Ici, il y en a un qui est parti un jour au travail. Le soir, on nous a appelé : au moment où il s’habillait pour quitter le travail, il est tombé, crise cardiaque, et il est mort sur place. Peut-être que dans un centre, il ne serait pas sorti, il y aurait eu un médecin, le Samu.

Ici, tu parles à tout le monde ?

Oui. Ça, c’est une chose qui n’existe pas trop dans les centres d’hébergement. Les gens ne se côtoient pas, ils sont réservés. Ici, il n’y a pas de barrières. Peut-être parce qu’on est dans la même situation. C’est un vrai lieu de vie. Ça nous donne de l’ambiance. On est contents de se retrouver. C’est comme si on avait formé une famille. Il y a des gens qui ne sont jamais sortis d’ici, qui se sont approprié les lieux. C’est eux qui organisent, qui veillent à tout.

Il y a beaucoup de gens qui utilisent cet endroit comme refuge pour dormir ?

Oui. Beaucoup. Quand tu n’as pas de papiers, ça veut dire que tu ne peux pas travailler, que tu n’as pas de maison. Si tu es hébergé chez quelqu’un, il n’acceptera pas longtemps que tu ne participes pas, que tu n’aies rien pour contribuer. Ça se dégrade vite les relations humaines dans ce cas-là. Alors qu’ici, qu’il y ait ou non à manger, on est ensemble, on se sent bien. On se soutient. Certains qui ont les papiers, qui travaillent, viennent le week-end pour faire des beignets, des galettes. Il y en a toujours qui apportent quelque chose. Quand j’ai été hospitalisée, ils sont tous venus me voir, certains m’ont apporté des fruits, d’autres dix euros, cinq euros. Ça m’a permis de recharger mon portable, d’avoir quelques tickets pour sortir. Dans un centre, personne ne ferait ça. Peut-être l’assistante sociale. Mais ça ne serait pas la même chose.

Tu as vécu combien de temps ici ?

Depuis le début jusqu’en décembre. Pendant cette période, j’ai aussi été hébergée chez des gens par ci, par là, j’ai eu des petits boulots. Donc je sortais, je me débrouillais. Mais quand j’ai su que j’étais malade, j’ai vraiment eu peur et j’ai préféré rester coucher là, jusqu’à ce que je vois les assistantes, les gens qui pouvaient m’aider. Et quand il a commencé à faire vraiment très froid, j’ai appelé le 115. Avec les camarades, il y avait eu des manifs pour exiger de la mairie qu’ils rétablissent le chauffage. Ils avaient dit oui, mais, honnêtement, je n’ai pas senti que c’était plus chaud que d’habitude. Ça explique pourquoi il y a autant de couvertures ici. Moi, j’en avais peut-être quatre ou six sur moi quand je dormais. Bref, c’est à cette période que je suis entrée à l’hôpital, mais maintenant ça va mieux.

Tu as eu d’autres expériences militantes avant la Bourse du Travail ?

Pas du tout. Ça a été la première pour moi. Je me trouvais seule, stressée. Quand j’entendais « clandestin » à la télé, c’est des mots qui me choquaient. Comment faire ? Je cherchais. Les gens m’ont dit qu’il y avait des associations où on pouvait militer, où on pouvait se mettre ensemble par rapport à notre situation. J’ai cherché, j’ai demandé. Il y avait un lieu de rencontre près du métro Corentin Cariou, avec des réunions tous les samedis après-midi. Quand je suis arrivée, j’ai compris l’organisation, comment fonctionner. J’ai compris que l’immigration, ce n’est pas… je ne trouve pas le mot… Ce n’est pas un crime. Parce qu’avant je me culpabilisais, je me disais : « Qu’est-ce que je fais ici ? Qu’est-ce que je vais devenir ? » J’ai compris que je n’étais pas la seule dans cette situation. Ça m’a rassurée, j’ai retrouvé un peu de confort.

Notes du 22.08.09.

Premier étage. Les deux portes battantes qui mènent des deux côtés de l’immeuble sont ouvertes. Celle de gauche est bloquée par une armoire, qui attend d’être chargée dans le prochain camion. Celle de droite est bloquée par un carton sur lequel on peut lire le nom d’une résidente, ainsi que le numéro de chambre et d’étage. Impression que l’immeuble se fond dans ce qui l’entoure. Tous les bruits se mêlent, ne respectant même plus l’architecture du lieu. Bruit des pas dans les escaliers, bruit sourd du téléviseur, bribes de discussion s’échappant d’une porte fermée où il est presque toujours question de cartons et de déménagement. C’est comme si le lieu (sa fiction) se vidait de l’intérieur, se désagrégeait au gré du mouvement des corps, des meubles, et des bruits de la ville qu’on entend désormais dans n’importe quel recoin du centre. Il faudrait creuser cette impression d’étrangeté. Se demander ce qui apparaît, se laisse voir, dès lors que la fonctionnalité d’un lieu s’effrite. Comment ça se fait un lieu ? Comment ça tient ?