1 avril 2020

Covid-19, la grève des loyers comme immunité collective

Traduit de l’italien par Alèssi Dell’Umbria
Texte original : « « Covid-19, lo sciopero degli affitti come immunità di gregge » », Napoli Monitor, 29 mars 2020.

Depuis quelques semaines, l’appel à une grève des loyers à partir du 1er avril s’est propagé comme une traînée de poudre. Lancée depuis divers grandes villes des États-Unis, cette initiative rencontre actuellement un écho en Espagne et en Italie – et depuis peu en France. En effet, face à l’épidémie de coronavirus, des millions de personnes sont actuellement confinées chez elles. Ne pouvant travailler, elles n’ont plus de revenus et in fine, ne sont pas en mesure de payer leur loyer. Mais plus qu’une mesure de survie pour les plus précaires, la grève généralisée des loyers affecterait les revenus des grands propriétaires et des groupes immobiliers.

« En avril, un nombre sans précédent de personnes ne paieront pas leur loyer. Certain·es le feront par solidarité. D’autres parce qu’elles n’ont pas le choix. Certain·es le feront avec l’ensemble de leur copropriété. D’autres seul·es. Cette grève n’appartient pas aux militant·es ou aux organisateur·trices, mais à nous tous et toutes, à celles et ceux qui ne peuvent tout simplement pas ou ne veulent pas supporter le plus gros de cette crise », déclare le communiqué de presse « Immunité pour tous – invitation à la grève », publié le 27 mars dernier 1.

L’appel à la grève des loyers est parti de deux endroits très différents, à l’extrême ouest de l’Europe et de l’Amérique : des Canaries et de la côte ouest des États-Unis. Aux Canaries, il a été proclamé par un syndicat né des occupations de places de 2011, qui a organisé pendant près d’une décennie les locataires des quartiers les plus pauvres de la ville de Las Palmas pour résister aux expulsions. Comme dans le reste de l’État espagnol, de nombreuses familles et individus propriétaires de leur logement sont redevenus locataires suite à la crise de 2008, après avoir perdu les maisons pour lesquelles iels payaient un crédit. Puis, avec l’hyperfinancement du marché immobilier, l’essor du tourisme et des locations de courte durée, et grâce au rachat des banques, nombre de ces maisons louées ont à leur tour été achetées par de grands fonds immobiliers comme Blackstone, qui augmentent les loyers arbitrairement et tentent d’expulser les locataires même pour quelques jours de retard. « Nous avons pu empêcher toutes les expulsions sur lesquelles nous sommes intervenu·es », explique dans une interview Ruyman Rodríguez, l’un des membres les plus actifs du syndicat 2.

Dès le début du confinement dû à l’épidémie de coronavirus, des centaines de leurs adhérent·es avaient déjà prévenu qu’iels ne pourraient pas payer le loyer d’avril. Il aura fallu peu de temps au gouvernement espagnol pour annoncer un décret reportant le paiement des loyers de quinze jours – le loyer étant en Espagne payé en début de mois. Par ailleurs, et comme en Italie, les mesures de soutien à la crise concernent l’arrêt provisoire des expulsions et le gel des hypothèques, mais elles ne protègent pas les locataires. Même les positions institutionnelles les plus radicales, comme celle de la municipalité de Barcelone, demandent seulement que les loyers des prochains mois soient suspendus et payés plus tard. Le syndicat des îles Canaries a préféré répondre à l’urgence collective en proclamant une huelga de alquileres, une grève générale et indéfinie des loyers, qui débutera le 1er avril.

Sur la côte ouest des États-Unis, l’échelle est différente, mais les effets sont similaires. Les grandes entreprises qui ont établi leur siège dans les métropoles ont fait augmenter les loyers comme jamais auparavant. Les résident·es de quartiers tels Mission à San Francisco ne peuvent plus supporter la concurrence d’Airbnb et des cadres de la tech prêts à payer des dizaines de milliers de dollars de loyer par mois : il suffit que Google installe un arrêt de navette pour ses employé·es dans un quartier pour que des milliers de familles, même de classe moyenne, soient obligées de déménager. L’hyper-gentrification a maintenant frappé toute la baie, et même à Oakland, les habitant·es « originel·les » sont aussi rares que les ours blancs. À Seattle, c’est Amazon qui a pris le contrôle de l’espace et de l’urbanisme de l’une des villes les plus vivables des États-Unis, la transformant en l’une des métropoles les plus chères et les plus inégalitaires du pays. Sans surprise, l’appel unilatéral à la grève est venu d’un collectif de San Francisco, Station 40 3, qui, il y a dix-sept ans, avait transformé un immeuble locatif dans le quartier de Mission en un centre social et culturel communautaire, afin de résister aux menaces persistantes d’expulsion.

Comme des millions d’autres Américain·es, beaucoup d’entre elles et eux ont perdu leurs revenus au début de la pandémie. Sous la double pression du gouvernement fédéral, dans le déni jusqu’à peu, et des autorités locales paniquées, ils ont déclaré que les mesures d’urgence prises étaient insuffisantes et que le vrai problème était le loyer de ce mois-ci. Iels ne le paieront pas. À leur suite, d’autres groupes de locataires à Seattle ont déclaré la grève des loyers le 1er avril.

En quelques jours, des comptes Twitter 4, un groupe Telegram, un Resource pack (un document pdf avec toutes les ressources nécessaires) 5, et des modèles de lettres destinées aux propriétaires ont été créés pour organiser et soutenir la grève. « Les banques et les propriétaires immobiliers ne peuvent pas continuer à faire des profits sur les locataires et les hypothèques si nous n’avons aucun revenu  », explique le site rentstrike.noblogs.org. C’est du bon sens. Si nous ne pouvons pas gagner d’argent, ils ne doivent pas non plus être en mesure de le faire. Même si vous êtes en mesure de payer le loyer, cela ne signifie pas que vous devez le faire. La meilleure façon de soutenir celles et ceux qui ne peuvent pas payer est de faire grève ensemble, de sorte que les autorités ne puissent pas cibler celles et ceux qui ne paient pas. Arrêtez de payer le 1er avril. Si ce n’est pour vous, faites-le pour vos voisin·es “. Et comme l’affirme leur document ressource pour aider à la grève des loyers: « Si vous avez un prêt hypothécaire, consultez la section consacrée à la façon de demander à votre banque de ne pas payer les versements. Si vous êtes propriétaire, parlez à vos locataires pour sortir ensemble de cette crise. Dans les jours difficiles à venir, nous devons créer une forte solidarité pour protéger nos communautés. Nous devons sortir d’une approche ”chacun pour soi” et commencer à prendre soin les uns des autres.  »

Preuve que ce n’est pas une blague, la pression pour une grève générale des loyers vient d’Espagne où environ deux cents collectifs et syndicats de locataires ont répondu à l’appel à la grève, de Madrid à Majorque, de Guadalajara à Barcelone. Il faut dire que la portée symbolique de la huelga de alquileres y est sans égale. C’est lors de la grève des loyers de 1931 que des structures d’autodéfense de quartier sont nées, organisations qui, plus tard, ont participé à empêcher à la lutte contre Franco. Connaissant le précédent, il n’est pas surprenant que les grands propriétaires immobiliers aient déjà commencé à s’organiser.

Moins d’une semaine après le début du confinement, les principaux fonds spéculatifs actifs en Espagne ont annoncé la naissance d’une nouvelle association de propriétaires, Asval, qui utilise la rhétorique de la défense du petit propriétaire pour faire pression sur le gouvernement contre les mesures de défense des locataires. Le président de ce lobby est l’ancien maire de Barcelone, Joan Clos – socialiste, créateur du dévastateur Forum universel des cultures et responsable de la destruction du quartier de Poblenou alors qu’il était président du programme des Nations unies ONU-Habitat – un personnage embarrassant pour son propre parti. Même aux États-Unis, les propriétaires craignent la mobilisation des locataires : une série d’associations de propriétaires a écrit le 19 mars dernier une lettre au Congrès 6, agitant la rhétorique des petits propriétaires familiaux que l’État devrait protéger si les locataires cessaient de payer leurs loyers.

Le soutien à la grève s’étend également à d’autres pays du monde : au Mexique, une longue liste d’organisations, de militant·es et d’universitaires a publié une déclaration demandant au gouvernement un moratoire sur les expulsions, la suspension des loyers, de nouveaux logements pour celles et ceux qui n’en ont pas ainsi que le gel des factures 7. Au Canada, au moins quatre mille propriétaires ont déjà été avisé·es par leurs locataires qu’iels avaient perdu leur emploi et qu’iels ne paieraient pas leur loyer d’avril 8. La rapporteuse de l’ONU, Leilana Farha, a déclaré : « Aujourd’hui plus que jamais, avoir une maison est une question de vie ou de mort », ajoutant qu’avec la baisse des taux d’intérêt bancaires « il y a un risque que les acteurs financiers mondiaux utilisent la pandémie et les malheurs des uns pour dominer le marché du logement, indépendamment des droits humains, comme ils l’ont fait avec la crise de 2008. Les États doivent mettre fin à ces pratiques d’éviction sur les biens essentiels. En garantissant l’accès au logement et à la santé, ils protégeront non seulement la vie des sans-abri ou des habitants des quartiers les plus pauvres, mais aussi celle de la population mondiale, lissant la courbe de contagion et de transmission du Covid-19 ».

Une pétition 9 adressée aux autorités municipales de Portland, Oregon, rassemblant déjà quarante mille signatures, précise pour sa part : « Nous demandons que tous les loyers de la zone métropolitaine soient gelés jusqu’à la fin de la crise du Covid-19. Nous savons que vous respecterez la volonté de la population, pas la volonté des intérêts privés. Si vous choisissez d’ignorer nos demandes, nous nous organiserons ouvertement et activement contre les tentatives de faire injustement des profits sur nos souffrances. Nous entourerons vos bureaux et vos maisons en amenant nos citoyens les plus malades jusqu’à ce que vous n’ayez pas d’autre choix que de nous rejoindre, soit comme personnes atteintes du virus, soit comme personnes courageuses revendiquant la dignité humaine pour les habitant·es de cette région ». Jaime Palomera, anthropologue et activiste du Sindicat de Llogaters i llogateres à Barcelone, qui demande la suspension immédiate des loyers 10, affirme que le syndicat a déjà reçu huit mille messages de locataires qui ne pourront pas payer l’échéance d’avril – et que la plupart de leurs propriétaires ne dépendent pas de ces loyers pour vivre.


Et en Italie ? Comme presque partout, le décret du 17 mars prévoit la fin des expulsions et la suspension des hypothèques pendant la quarantaine, mais rien concernant les loyers : pour l’instant les seuls pays qui ont officiellement suspendu les loyers sont le Venezuela et le Salvador. Maria Vittoria Molinari de l’Asia-Usb 11 de Tor Bella Monaca (en banlieue de Rome) explique dans une vidéo en ligne 12 que le syndicat demande au gouvernement la suspension des loyers, des mesures pour soutenir celles et ceux qui ne peuvent plus payer, tout en rappelant qu’ il manque un million de logements sociaux en Italie.

L’Unione Inquilini – l’association nationale des locataires – a demandé une augmentation du fonds de 200 millions d’euros affecté pour la crise afin de faire pression sur les autorités locales pour qu’elles arrêtent les expulsions et de préparer les formulaires pour l’auto-réduction des loyers – une pratique dont le syndicat avait l’habitude jusqu’aux années 1980. Mais les propriétaires demandent également l’intervention de l’État. L’Union nationale des petits propriétaires immobiliers a écrit une lettre au Conseil des ministres le 27 mars dernier pour réclamer son soutien et rappeler que de nombreux·ses propriétaires n’avaient pas encore perçu le loyer des magasins fermés en mars.

Une mesure radicale comme la grève des loyers semble impopulaire dans un pays comme l’Italie, où seulement 30% des logements sont (officiellement) loués et beaucoup à des particuliers.

Pourtant, toutes les maisons en location n’appartiennent pas à de petits propriétaires : un tiers sont des propriétés de moyennes et grandes entreprises, tandis que le Vatican détient 20% des actifs immobiliers italiens. En plus de la prière pour Rome et d’un don de 100 000 euros à Caritas, le pape pourrait renoncer à percevoir les loyers pendant la quarantaine, comme l’a demandé l’Association nationale des locataires dans une lettre, et mettre les logements vides à disposition des sans-abri et des personnes infectées par le coronavirus (en plus de commencer à payer des impôts à l’État, comme Amazon et d’autres sociétés devraient également le faire).

Mais proclamer la grève des loyers, ici comme ailleurs, embarrasse celles et ceux qui sont solidaires des petits propriétaires qui perdraient leurs revenus. Pourtant, des centaines de milliers de personnes ont perdu leurs magasins, leurs emplois, leur activité, bref, leur source de revenu. Comme eux, les petits propriétaires auront également recours à l’aide de l’État : le revenu de quarantaine, indispensable au maintien de l’isolement, doit être accessible à toute personne sans revenu, qu’iel soit propriétaire ou non. Le blocage de tous les loyers affecterait donc principalement les revenus des grands propriétaires, des fonds spéculatifs, des groupes immobiliers, qui n’ont certainement pas besoin de recevoir d’aide d’État pendant l’urgence – et pas davantage après.

La fermeture soudaine des frontières nationales et la militarisation de l’espace public ne doivent pas nous faire oublier que nous sommes au milieu d’une des périodes les plus importantes de transformation sociale poussées par des mouvements populaires au cours des dernières décennies, avec d’énormes émeutes jusqu’à il y a encore quelques semaines au Chili, au Liban, en Catalogne, à Hong Kong, en Haïti, et dont les slogans résonnaient à travers le monde. Même pendant cette pandémie, nous devons être prêt·es à écouter les revendications des habitant·es d’autres villes à travers le monde. Comme nous l’avons lu sur un mur de Seattle 13 : « Cinq demandes face au Covid-19: 1) des soins de santé gratuits; 2) pas de travail, pas de dette; 3) pas de loyer, pas d’hypothèque; 4) libérez les prisonniers; 5) des maisons pour tous ».