8 mars 2021

Chambouler rôles et casseroles Retour collectif sur une grève de femmes sans-terre en Amazonie

Images : Marcos Santilli

Dans l’État du Rondônia, au Brésil, des paysan·nes sans terre occupent de grandes propriétés contre la confiscation des richesses foncières par une poignée de fortuné·es. Entre le travail agricole, le quotidien de la lutte et l’État policier répressif, ils et elles passent sans cesse d’une urgence à l’autre. C’est pourtant en plein milieu d’une occupation qu’un groupe de femmes lance un pavé dans la mare et dépose, en 1995, un préavis de grève illimitée du travail domestique. Rompant pendant plus de six mois avec les rythmes collectifs, elles prennent le temps de penser leur situation, leurs problèmes et leurs besoins spécifiques, et bouleversent durablement la vie de leur communauté.

À l’occasion de la journée internationale de lutte pour les droits des femmes, Jef Klak publie ici cet article initialement publié dans le sixième numéro de sa revue papier, « Pied à terre », encore disponible en librairie.

Continuer de propager l’image de la « femme travailleuse » opposée à celle de la « ménagère », c’est continuer de propager une des plus graves erreurs du mouvement ouvrier : celle de ne pas avoir impliqué toute la famille dans la lutte.

Renoncer à prendre un rôle dirigeant dans le mouvement révolutionnaire, en tant que femmes, c’est accepter la défaite, la mort et la soumission comme destin collectif des femmes.

Collectif l’Insoumise, Le Foyer de l’insurrection (1977)

Quand avez-vous acquis le petit van qui fait ambulance ? » Les jeunes qui me font visiter les lieux rigolent. Personne ne répond. « Et dans cette salle, c’est marrant, il y a un schéma d’utérus… Il est là depuis longtemps ? » Des rires éclatent. Je n’avais jamais vu une chose pareille – c’est plus souvent un portrait du Che qui trône dans les espaces communs des militants et militantes rurales en Amazonie… Je pose d’autres questions sur le fonctionnement du lieu. Quand on parle champs, permaculture ou paysannerie, les réponses fusent, prolifiques. Si on parle organisation quotidienne, ménage, enfants ou santé, c’est une autre histoire. L’évocation des tâches habituellement assignées aux femmes provoque de petits ou grands rires – tantôt gênés, tantôt espiègles – qui rompent la conversation. Je perçois les contours d’un secret, de femmes. Une paysanne, la vingtaine, interpelle Joana 1, sa mère : « Raconte-lui, maman, raconte-lui la grève des femmes… » Les yeux noirs de Joana coupent court et sa fille m’explique : « Elles n’aiment pas en parler ; et nous, les enfants, nous ne nous souvenons pas de comment tout s’est déroulé dans le détail. Insiste un peu, elles finiront par lâcher le morceau… » Je n’étais pas la première à vouloir en savoir plus sur cet épisode, et à recevoir un « non » ferme pour première réponse. Certaines femmes ne voyaient simplement pas l’intérêt d’y revenir, d’autres redoutaient l’effet que le récit pourrait avoir sur leur couple. Mais cette fois-ci, le terrain avait été préparé : les enfants, maintenant jeunes adultes, voulaient également connaître ce chapitre de leur histoire collective. C’est grâce à la médiation de celles qui voulaient se saisir de cette rencontre pour mieux penser ce moment, l’inclure dans leur histoire, que j’ai pu vivre cet échange – mon désir de savoir faisant o∞ce de prétexte. Alors, un après-midi, nous nous sommes réunies en non-mixité, après au moins une heure de négociation avec les jeunes hommes désireux, autant que leurs sœurs et conjointes, d’en apprendre plus sur cette affaire (les hommes plus âgés, eux, n’en voulaient rien entendre). « Pour qu’on raconte cette histoire, il ne su∞t pas de réunir toutes les concernées, il faut qu’on soit entre femmes… »

J’ai rencontré les habitant·es de l’assentamento 2 Assunção en avril 2018. Je menais une enquête sur la colonisation récente de cette région d’Amazonie brésilienne 3. Mon intérêt premier était de comprendre les effets des politiques de peuplement, conduites par la dictature, sur les subjectivités des colons installé·es sur cette zone forestière supposément vide – il s’agit, pour moi, d’une histoire intime, d’une affaire familiale. Il m’est progressivement apparu que dans la constitution de l’État du Rondônia les conflits paysans étaient tout aussi structurants que la progression coloniale o∞cielle. Ces luttes ont redessiné les campagnes amazoniennes tout en transformant le droit et l’histoire de la région. C’est un ami et avocat, membre d’un collectif de défense populaire proche des mouvements paysans, qui m’a présentée à José, militant du Mouvement des travailleur·es sans terre (MST 4). Ce dernier m’a guidée pendant quelques semaines dans de nombreuses terres conquises grâce aux différentes luttes paysannes rondonienses.

Parmi les campements et assentamentos visités, ce groupe a ceci de particulier qu’il est le seul à collectiviser entièrement non seulement les terres 5 et moyens de production (ce qui n’est pas si rare), mais aussi le travail domestique et la garde des enfants ; le seul aussi à se réclamer clairement d’un processus autogestionnaire, et à adjoindre le mot collectif à son nom. Lors de notre première rencontre, j’avais une vision étroite, et sans doute naïve, de ce que plus de seize ans de lutte et de vie dans un campement au Rondônia représentaient pour ces paysan·nes. Qu’est-ce qui avait bien pu conduire les femmes du collectif à mener, en pleine occupation, une grève contre leurs compagnons de vie et de lutte ? Quelle en avait été l’étincelle ? Quelles avaient été les revendications, les contradictions et les méthodes de cette lutte dans la lutte ?

1995 : l’année de toutes les violences

L’assentamento Assunção appartenait à la grande ferme de São João, un latifundium 6 de 1 021 hectares. L’occupation de São João, organisée par le MST en 1992, a impliqué cent quatre-vingts familles paysannes, et s’est déroulée alors que le mouvement étudiant des caras-pintadas pour la destitution de Fernando Collor de Mello 7 battait son plein. À en croire les paysan·nes, cela explique la relative indifférence de la part des forces de l’ordre au moment de l’installation : « Les flics étaient trop occupés à casser les étudiants. » La répression ne manque pas de rattraper son retard dès l’année suivante, avec plusieurs expulsions violentes.

C’est seulement en 1995 que l’Institut national de colonisation et réforme agraire (Incra) tranche en faveur des quarante-quatre familles ayant résisté aux différentes tentatives d’expulsion, annonçant l’expropriation et la distribution des terres aux occupant·es. São João était en effet un parfait exemple de propriété tombant sous le coup de la loi pour la réforme agraire (qui stipule que les propriétés de plus de 1 000 hectares de terres improductives et ne faisant pas partie d’un programme de protection environnementale sont prioritaires pour la redistribution lors des conflits). La surprise est immense quand le propriétaire terrien annonce in extremis son divorce : divisée en deux lors du partage des biens du couple, la ferme échappe à cette loi. Le propriétaire accepte toutefois de vendre à l’État fédéral les 498 hectares qui lui reviennent – il sait alors que les militant·es ne quitteront pas ses terres et, surtout, qu’elles seront rachetées au prix du marché. Cette portion de la ferme devient l’assentamento Miranda. C’est une victoire en demi-teinte pour le mouvement : les militant·es auraient voulu éviter une sortie de conflit par l’achat étatique des terres, lui préférant une expropriation pure et simple. En effet, malgré le gain de ces terres en particulier, cette politique marchande opérée par l’Incra ne fait pas avancer globalement la lutte pour la réforme agraire, et favorise toujours la concentration des richesses dans les mains des grands propriétaires, au lieu d’une véritable redistribution des biens (sans contrepartie pour les propriétaires). Quant à l’autre moitié des terres, elle n’est pas mise en vente par l’ex-épouse du propriétaire, et les vingt-et-une familles paysannes qui s’y trouvent n’ont d’autre choix que de poursuivre leur occupation irrégulière de ces 523 hectares, qui deviendront l’assentamento Assunção lors de leur régularisation, en 2009.

En 1995, la tension autour des conflits ruraux est à son comble au Rondônia. Après quelques victoires paysannes, la violence des expulsions monte de plusieurs crans. En juillet, six cents familles occupent une immense ferme de dix-huit mille hectares, la Santa Elina à Corumbiara. Dans la nuit du 9 août, en pleine négociation entre l’Incra et les occupant·es, la police et les hommes de main de la ferme se livrent à une battue meurtrière, avec l’accord du gouverneur de l’État 8. Plus de quatre cents personnes sont torturées. Le bilan o∞ciel des morts sur-le-champ compte dix paysan·nes sans terre, un enfant et deux policiers militaires 9. Vingt-trois paysan·nes meurent des suites de leurs blessures. Et selon les militant·es, plus de quatre-vingts personnes sont portées disparues cette nuit-là. Au campement Assunção, le massacre provoque une vague de terreur. Parmi les mort·es et disparu·es, plusieurs camarades de lutte 10. Joana raconte : « Nous avons fait une assemblée générale dès la fin août. Est-ce qu’il fallait continuer l’occupation ? Un leader du MST était venu répondre à nos questions. Le mouvement n’avait pas soutenu l’occupation de la Santa Elina, parce que les conditions n’étaient pas favorables. On nous disait de tenir bon… Le précédent de Miranda jouait en notre faveur.  »

Quand, un mois après le massacre de Corumbiara, Ana, anthropologue basée à São Paulo, entame des démarches auprès du MST pour faire une enquête de terrain dans des campements au Rondônia, l’atmosphère à Assunção est effroyable. Comme le raconte Maria, « le deuil avait tout envahi, et tout le monde craignait l’expulsion ». José explicite la position du MST face à ce type de demande : « Quand un·e chercheur·e veut enquêter sur les paysan·nes ou les membres des mouvements paysans, il ne su∞t pas de nous rendre visite parce qu’il ou elle trouve le militantisme paysan génial. Il faut penser aussi à des formes de rétribution pour que le savoir circule dans les deux sens. Il ne faut pas que ce soit juste un moyen d’apprendre sur nous, mais aussi de partager des choses avec nous. » C’est ainsi que des membres du bureau du MST au Rondônia proposent à Ana de faire des ateliers de discussions féministes en non-mixité dans les lieux qu’elle visitera, en vue de la préparation d’une rencontre nationale des femmes militantes du MST en mai 1996 à São Paulo.

Les femmes vivent l’arrivée de cette parfaite inconnue avec ambivalence : si certaines ressentent une forme de curiosité, d’autres se méfient du regard surplombant que peut avoir une « fille de la ville », puis elles craignent qu’elle leur propose un féminisme très éloigné de leurs préoccupations. « Surtout, précise Roberta, nous avions toutes peur que ça ne ramène que du conflit, et peu de solutions ! » Elles participent néanmoins aux discussions non mixtes organisées par Ana. Les craintes de certaines femmes rejoignent la mise en garde du MST. Selon José : « C’est important que les chercheur·es s’interrogent sur le rôle joué par la recherche. C’est une épée à double tranchant ! D’un côté, elle aide à remuer des sujets parfois peu abordés par les militant·es, dépassé·es par les urgences. Quand une anthropologue pose des questions sur certaines expériences, c’est une bonne occasion pour nous de revenir sur elles, avec le cadre posé par un regard extérieur, d’en faire un récit soigné et collectif, qui nous permet d’avancer. D’un autre côté, ce type de réflexion n’est pas toujours tendre pour le groupe lui-même. Il faut avoir une forme d’engagement vis-à-vis de ses membres pour se rendre compte que titiller pour obtenir des infos comporte des conséquences. Si on n’a pas ça en tête, ces enquêtes ne font que jeter de l’huile sur le feu ! Les chercheur·es s’en vont, et nous laissent les cendres…  » Par ricochets, cette mise en garde résonne en moi, par rapport à mon travail sur la grève des femmes d’Assunção…

« Allumer la mèche »

Au moment de sa régularisation, le campement Miranda, devenu assentamento, choisit d’organiser sa parcelle en burro quadrado – c’est-à-dire avec des espaces communs placés au plus près de la route et des lots individuels rectangulaires. Certain·es paysan·nes se retrouvent ainsi éloigné·es du centre communautaire, où sont installés plusieurs services – une petite école rurale, une poste improvisée, etc. Les membres du campement Assunção y voient une grande erreur, et parlementent longuement sur la meilleure façon de disposer leurs lots. « Ces discussions avaient toujours lieu le soir, après la journée de travail, les hommes se mettaient dans le baraquement collectif, tandis que chaque femme était dans sa cuisine en train de préparer le dîner… Il y avait du ressentiment de notre part, en même temps nous leur faisions confiance, ils allaient décider pour le mieux. Mais sans nous !  » Un des paysans du campement arrive un soir dans le baraquement avec un projet d’agrovillage en « rayons de soleil », avec les lots disposés en demi-cercle autour du centre communautaire. Les maisons pourraient ainsi être toutes connectées au centre, sans qu’aucune famille ne soit isolée. Les hommes cherchent l’avis d’un topographe, qui confirme la viabilité de cette disposition. Les femmes n’apprennent le projet que trois jours plus tard, directement en assemblée générale.

Maria : Ils ont pensé que ce n’était pas important de nous présenter le projet avant, que ça nous plairait forcément d’avoir les maisons à côté les unes des autres, pour papoter dans la journée 11

Joana : Ils n’avaient pas tort !

Cléia : Mais ils auraient dû nous en parler…

Joana : Ils l’ont fait en assemblée, ça va…

Cléia : Une assemblée fantoche, qui n’était pas décisionnaire. Ça servait à quoi de nous montrer le projet fini ?

Cet épisode apparaît comme un déclencheur, non pas de la grève, mais des désaccords dans la conversation. Joana (qui s’exprimera souvent contre la grève) met au même niveau le manque de communication concernant les décisions prises collectivement par les hommes et les réunions féministes en non-mixité : « Nous aussi, on faisait nos petites réunions féministes avec Ana l’après-midi, pendant qu’ils travaillaient. » Quelque part, c’est une forme de reconnaissance a posteriori de ce que ces réunions ont apporté au campement : elles ont fini par le transformer tout autant que les projets portés par les hommes. Mais la mise en place des réunions non mixtes à l’initiative d’Ana n’a pas été vécue de façon homogène par toutes les femmes :

Joana : Elle est arrivée avec un tas de livres, des trucs traduits du français et de l’anglais… On était onze à participer aux groupes, mais il y en avait quatre à tout casser qui savaient lire une ordonnance, et seulement Maria et Gisèle qui pouvaient lire une page entière. Et puis, elle croyait qu’on ne savait pas ce qu’était le féminisme…

Roberta : Ce n’est pas complètement faux. Mais ce que tu ne dis pas, c’est que tous les hommes savaient lire ! Et on ne parlait jamais de ça avant son arrivée…

Maria : On ne peut pas en vouloir aux hommes pour ça !

Roberta : Ce n’est pas la question. Le MST leur avait payé des formations… Qui parmi nous avait déjà eu droit à une formation ?

Cléia : Personne. Voilà ce qu’Ana a fait, une formation. C’était une correction en accéléré d’un tort structurel du mouvement…

En apprenant le taux d’illettrisme des femmes du campement, Ana – avec qui je me suis aussi entretenue – réalise que son programme de discussions féministes est inadapté. Elle avait déjà travaillé avec un groupe militant contre les violences policières dans une favela à São Paulo, précisément dans un atelier d’alphabétisation destiné aux familles des victimes. Elle y employait une méthode fondée sur l’échange des connaissances préalables entre participant·es et la lecture collective de textes que le groupe choisissait, liés à leur lutte commune. Elle propose donc aux femmes de revoir le contenu des ateliers selon cette même approche – apprendre à lire grâce à des textes qui les concernent –, avec une seule contrainte : « Il faut que ça parle des femmes.  » Cléia savait lire les mots, mais pas les phrases. Plusieurs fois, elle avait souhaité participer aux réunions de négociation avec l’Incra, et la réponse avait toujours été la même : « Mieux vaut quelqu’un qui sait lire.  » Elle raconte : « J’ai demandé plusieurs fois à mon mari de m’apprendre, on n’avait jamais le temps. Il ne faut pas croire que c’étaient de fausses excuses, avec le travail aux champs, les négociations, les manifestations, on n’avait vraiment pas le temps. Alors j’ai dit à Ana : “Je veux apprendre à lire un contrat.” Jusqu’à ce moment-là, personne n’adhérait trop à cette histoire de féminisme dans les livres, mais quand les camarades ont compris qu’Ana était d’accord pour les contrats, ça a su∞ pour allumer la mèche.  »

Aux champs comme à l’usine ?

« Tout est allé très vite après. On a commencé par les contrats, au bout de deux semaines, presque toutes pouvaient lire ce type de document. Lentement et pas très bien… mais déjà, tout le monde avait appris à lire les mots. Puis, on a demandé à Ana une a∞che avec un utérus – celle que tu as vue l’autre jour ! L’année précédente, Gisèle avait fait une fausse couche. À l’hôpital, on lui a fait très mal parce qu’on avait cru qu’elle s’était fait avorter exprès…  » Gisèle hésite avant de commenter : « Je n’arrivais à en parler à personne (même pas aux copines), et mon mari s’en moquait un peu… “Il y en aura d’autres, chérie…” Mais je ne suis pas une vache ! J’étais triste, j’avais mal au ventre sans comprendre pourquoi.  » Elle suggère au groupe un atelier sur les corps des femmes. Ana propose de faire venir une connaissance, sage-femme dans une ville voisine. « Le premier jour d’atelier avec cette sage-femme a été entièrement consacré à la description par chacune de sa journée de travail…  », raconte Maria.

Chaque femme préparait le déjeuner et l’apportait à son mari dans les champs. Avec l’organisation en « rayons de soleil », le trajet s’est considérablement allongé, car les lots étaient plus longs. Celles qui avaient des enfants en bas âge étaient obligées de les porter sur le dos. En outre, depuis trois assemblées générales, les questions concernant les courses en ville, la garde des enfants, l’école et les vaccins avaient été systématiquement placées en fin d’ordre du jour, alors que le groupe n’en arrivait jamais au bout. « Ils ne faisaient pas exprès, les pauvres, il n’empêche que notre vie était très pénible  » , Joana rigole en le disant. Mais Maria apporte tout de suite une nuance : « Ils ne faisaient pas exprès de rendre notre vie pénible, mais ils faisaient exprès de s’en foutre. Une fois nos journées racontées à de tierces personnes, nous avons pris la mesure de certaines injustices, mais surtout d’une mauvaise organisation qu’on n’avait jamais le temps d’aborder collectivement. Tous les débats se concentraient sur la lutte contre la propriétaire de la ferme et sur l’agriculture paysanne contre l’agro-industrie, le grand capital et la mondialisation… C’est là, en décembre 1995, qu’on a décidé de poser un préavis de grève illimitée.  »

Préavis de grève, ces mots font éclater de rire toutes les femmes. Maria a travaillé dans une usine dans le sud du Brésil avant de migrer au Rondônia. C’est elle qui a l’idée de faire les choses « en bonne et due forme  ». Il a fallu convoquer une assemblée extraordinaire :

Maria : Les mecs sont tombés des nues. « Grève, mais grève de quoi ? Qu’est-ce que vous faites de plus di∞cile que nous ? Nous ne sommes pas vos patrons ! » Ce n’était vraiment pas la question, ils ne comprenaient pas qu’on veuille interroger le rôle si    “essentiel” de chacun… Dès qu’on donnait un exemple, ils trouvaient une “petite solution” ad hoc pour éviter la grève. Après trois heures de discussion, ils se sont résignés. Il ne su∞sait plus de chercher ces “petites solutions” que nous attendions depuis longtemps. Nous étions en colère et voulions tout renverser.  »

Roberta : Ne t’emballe pas, Maria ! Il ne s’agissait justement pas de tout renverser, nous voulions avoir voix au chapitre, et que les problèmes qui nous concernaient soient traités avec autant de sérieux que les autres…

Maria : Oui, enfin, nous souhaitions aussi que « les problèmes qui nous concernaient » cessent d’être des préoccupations exclusivement féminines.

Elles ne se sont jamais accordées là-dessus au cours de notre conversation. Ces deux positions retraçaient les contours des conflits survenus pendant la grève : si certaines y ont perçu l’occasion de renverser des positions patriarcales qui « empoisonnaient » leurs relations, quelques femmes (moins nombreuses, mais assez influentes grâce à leur ancienneté dans le militantisme paysan) voulaient plutôt y voir une tentative d’aménager leur quotidien pour qu’il soit plus vivable, « sans tout de suite sortir les grands mots, comme patriarcat ». Parmi les onze femmes qui participent à la grève, trois ne se sentent pas à l’aise avec la stratégie gréviste. Joana explique sa position discordante : « Ils avaient raison, les hommes : les rapports entre nous n’étaient pas du patronat…  » Cléia lui coupe la parole : « D’accord, c’est du patriarcat, et alors ?  » La réponse nous plonge dans un silence songeur : « La grève, c’est un outil de lutte des classes… Ils étaient nos compagnons, on ne fait pas la grève contre ceux qu’on aime, contre nos amis, nos camarades ! C’est inadapté.  » Elles adhèrent tout de même au projet, selon leurs mots, par « manque d’imagination  » . Tout le monde s’accorde pour dire qu’il faut du changement.

Les bornes du féminisme : l’intime et le domestique

Ils disent que c’est de l’amour, nous disons que c’est du travail non payé. Ils l’appellent frigidité, nous l’appelons absentéisme. Chaque fausse couche est un accident de travail.

Silvia Federici, Salaire contre le travail ménager (1975)

Au départ, les femmes arrêtent seulement les activités de production – c’est-à-dire le maraîchage et la fabrication de farine de manioc. Maria sourit en se rappelant de la première assemblée au début de la grève : « J’ai été désignée comme déléguée des femmes, c’était un peu ridicule car d’habitude nous parlions tou·tes ensemble, sans délégation. Mais certaines étaient impressionnées par le fait d’être en conflit à l’intérieur du campement, on avait toutes mal au ventre avant l’AG. Le mari de Joana m’a demandé : “Alors, quelles sont vos revendications ? Comment peut-on négocier une sortie de conflit ?” Nous avons pâli ! En fait, nous n’avions que des mécontentements, mais pas encore de vraies propositions, des solutions. Nous étions tellement épuisées, le temps et le calme nous manquaient pour y réfléchir. Nous avons demandé un report de cette première assemblée.  »

Ana est encore au campement quand les femmes commencent la grève (elle part deux semaines après) mais, selon leur récit, l’anthropologue n’accepte pas l’invitation aux assemblées, et ne donne pas son avis sur la question. « Elles savaient bien mieux que moi ce dont elles étaient capables, ce qu’il fallait pour que les choses changent, je n’avais rien à faire là-dedans…  » Certaines femmes vivent ce refus comme un abandon. Toutefois, Ana continue à encadrer les réunions féministes de l’après-midi, et propose la lecture d’un texte de Mariarosa Dalla Costa et Selma James 12 sur le travail domestique et la prolétarisation des femmes. « Dans les années 1990, lors des rencontres du MST, quand on parlait de féminisme et de genre, c’était tout de suite pour dénoncer soit les violences conjugales, soit le manque de représentation des femmes aux positions de pouvoir – y compris dans les sphères décisionnaires des mouvements. Dès lors, quand les hommes ne battaient pas leurs femmes et n’étaient pas en haut de la pyramide sociale, ils ne pensaient pas participer à un système d’oppression… Quand Ana est arrivée avec un discours féministe un peu différent, parlant de nos vies quotidiennes, de nos sentiments, on a crevé l’abcès : la popote et les gosses, c’est politique ! Alors, au boulot, il faut transformer le groupe.  » Elles décident donc d’arrêter le travail domestique. « J’ai même arrêté les rapports sexuels avec mon mari, pendant les quatre premiers mois de grève…  », raconte Maria. Gisèle aussi : « Puisqu’on décidait de tout politiser, je me suis dit que ça aussi, c’était du travail, surtout parce qu’à ce moment-là, avec mon mari, on voulait faire un enfant… Et dans l’atelier sur les corps, nous nous sommes rendu compte que nous étions nombreuses à ne pas ressentir de plaisir. Pourquoi on couchait alors ? Mieux, pour qui ?  »

Plus de cuisine, de ménage, de lessive… La seule chose qu’elles continuent à assurer en partie, c’est la garde des enfants pendant deux ou trois heures par jour. « Il nous fallait du temps, et beaucoup ! Pour mettre les choses à plat, il fallait qu’on s’interroge sur nos désirs et nos besoins. Surtout, il fallait qu’on trouve du temps de façon pérenne, pour s’impliquer autrement dans le mouvement. Dans un campement, tout le monde est dans la réaction, la peur, l’épuisement, c’est normal. Mais nous n’avions pas accès aux informations et aux prises de décision, aux choix du groupe, ce qui nous rendait encore plus vulnérables et frustrées. Parfois on en oubliait le sens de la lutte !  » Les premières revendications formulées sont la construction d’une cuisine collective et d’un baraquement réservé aux femmes, en plus de l’achat d’un véhicule dédié aux courses en ville et le financement de permis de conduire pour trois femmes. Les suivantes seront la construction d’une petite école, l’ouverture des négociations pour obtenir une instituteurice ou un instituteur et assez d’électricité pour un peu d’éclairage dans les parties communes du campement.

« Dans un premier temps, les hommes ne faisaient à manger que pour leur pomme et pour les enfants, c’était ridicule ! Ils ne mangeaient pas avec nous. Ça faisait monter la rancœur des deux côtés.  » Les femmes se relaient pour préparer des repas rapides, et rarement chauds, pendant trois semaines. C’est alors que les hommes réalisent qu’il est en effet plus pratique de collectiviser la cuisine : ils improvisent une grande tente et mettent en place un système de rotation jusqu’à la fin de la grève. Le groupe fait une petite « fête d’union des casseroles » , pendant laquelle tous les foyers mettent leurs ustensiles de cuisine en commun : « Quand ils se sont mis à faire la popote ensemble par tour de deux ou trois, ils ont commencé à nous proposer les repas…  » ; cette première petite victoire procure un immense enthousiasme, y compris chez les hommes. Maria se rappelle des mots de son mari, sonnant comme un aveu : « C’est vrai qu’on a dû revoir comment s’y prendre pour libérer du temps ; sans vous, il a fallu s’organiser autrement… Mais on n’aurait pas bougé d’un iota si vous ne nous aviez pas bousculés aussi fort.  » Elle poursuit : « Le soir, en cachette, certains nous demandaient des astuces pour réussir les plats !  »

Début 1996, après deux mois de grève, le campement reçoit des donations de matériaux de construction. Une assemblée est convoquée pour en décider l’usage : « Oh que c’était tendu ! Les hommes voulaient faire des trucs pour améliorer la production, et on ne démordait pas du baraquement pour les femmes, de l’école et d’une cuisine collective plus pratique. Ils avaient déjà fait une espèce de tente, mais pas du tout commode ! Ils nous disaient qu’ils nous laisseraient le baraquement collectif pour nos “trucs de femme”, mais nous voulions poser nos affaires à nous sans devoir accueillir les AG, les repas collectifs et les délégations militantes ; puis pour l’école, il fallait attendre le début des négociations pour avoir un·e instit’, mais nous savions très bien que sans un vrai espace pour accueillir des enfants, jamais nous n’obtiendrions ne serait-ce qu’un rendez-vous pour avoir quelqu’un·e – ni par le mouvement, ni par le ministère de l’Éducation !  » Les hommes acceptent de destiner la plus grande partie des matériaux à la construction d’une petite école et de la cuisine collective, mais refusent dans un premier temps de participer aux chantiers. L’un d’entre eux dessine les structures, et aide les femmes à les bâtir. Seulement, les chantiers n’avancent pas très vite, et la grève s’installe : « Là, ils ont eu peur que nous ne reprenions jamais le dialogue sur qui fait quoi… Nous apprenions des nouveaux trucs sur la construction, entre autres, et c’était passionnant. Moi-même, j’ai douté qu’un jour j’aurais à nouveau envie de réchauffer mon bide près d’une cuisinière, pour le refroidir au baquet 13.  » Les hommes décident alors de participer aux chantiers. Roberta et Gisèle se souviennent de ces moments comme de pas vers la fin de la grève : « Pendant qu’on bâtissait ensemble, ils se rendaient compte du chemin parcouru, je pense que ce que nous étions en train de faire, nous les femmes, commençait à faire sens à leurs yeux. Le plus curieux c’est qu’en préparant les repas, ils demandaient aux enfants de les aider… Filles et garçons, des plus jeunes aux plus âgé·es, chacun·e devait aider comme il ou elle pouvait ! Lors de l’une de nos réunions de l’après-midi, que nous avons continuées même sans Ana, nous nous sommes dit : “Nos enfants n’auront pas tout ce chemin à faire !” C’était beau !  » À peine deux semaines après la construction du baraquement pour la petite école, une éducatrice rurale rejoint le campement et crée la première classe multiniveaux pour les douze enfants des paysan·nes.

Un conflit important éclate pendant la grève, il concerne un groupe de parole et de formation au vocabulaire médical. Les femmes du campement demandent à la sage-femme qu’elles ont rencontrée par le biais d’Ana de faire venir une infirmière pour les aider à « mieux parler aux médecins et aux soignant·es et connaître leurs droits pour les faire respecter dans les hôpitaux  » ; les hommes veulent aussi participer aux réunions. Ce problème n’est pas exclusivement féminin : outre le fait que ce soient le plus souvent des personnes racisées et pauvres, avec un niveau d’études peu élevé et un parler typique des zones rurales souvent disqualifié, les mouvements pour la réforme agraire sont durement réprimés, ce qui contribue à ce que tout le corps social pose sur ces paysan·nes un regard criminalisant et méprisant. C’est un sujet fréquemment évoqué lors des entretiens que j’ai réalisés : le racisme et les discriminations lors des visites médicales ou des soins d’urgence sont une des raisons pour lesquelles ils et elles réfléchissent à deux fois avant de chercher de l’aide médicale (même quand les conditions financières et géographiques le permettent). Alors, une ligne de fracture s’opère entre celles qui veulent accueillir leurs conjoints dans les réunions et celles qui estiment avoir besoin d’un espace non mixte pour parler de leur santé. Ensemble, le groupe décide de faire cinq séances consacrées à la santé des femmes et deux séances à celle des hommes. Enfin, les femmes imposent trois séances mixtes concernant la santé des enfants. « Dans un premier temps, les mecs ont dit : “Celles-là, si vous voulez, vous pouvez les faire entre femmes…” Le pire, c’est que ce n’était pas une blague ! Ils ne voyaient même pas en quoi ça posait problème ! Alors on a dit : “C’est soit ça, soit tout sera fait en non-mixité !” Comme ils avaient aussi leurs petites questions à poser à l’intervenante… la négociation a fonctionné.  »

La grève à l’épreuve des barricades

« Un jour, on a appris qu’une expulsion était prévue le lendemain, il allait falloir faire bouclier contre l’entrée des flics. Nous avons pris du temps pour décider si les femmes participeraient ou pas à la construction et à la tenue des barricades. Nous étions presque toutes d’accord pour dire que ce type d’activité ne concernait pas la grève, que nous devions prêter main-forte. Mais certaines voulaient montrer aux hommes qu’on était indispensables, en les abandonnant… C’était vraiment bête, mais nous avions peur de nous diviser à cet endroit-là, il fallait une solution qui convienne à toutes.  » Roberta avait participé à une journée de formation dédiée aux stratégies contre l’expulsion avec plusieurs militant·es d’autres campements : « Selon les camarades, à ce moment-là, apporter des preuves d’une installation pérenne, pacifique et productive marchait pas mal auprès des flics, ils faisaient profil bas sous les ordres du gouverneur à cause du massacre de 1995. Et la présence d’enfants les freinait beaucoup, car la mort d’une enfant à Corumbiara avait fait scandale.  » Roberta échafaude un plan et convainc les hommes d’abandonner les barricades : elle enjambe son vélo, pédale jusqu’au campement voisin puis d’autres hameaux, et revient avec une trentaine d’enfants des camarades dans les environs, « une pédalée de l’enfer  » à une vingtaine de vélos. Tou·tes se posent dans la salle de classe, et l’éducatrice fait cours comme d’habitude. Quand la police arrive, les paysan·nes mettent en avant leur installation, font visiter l’école, montrent la farine de manioc… Ça marche. De cette manière, elles et ils évitent l’expulsion à quatre reprises.

À la cinquième, fin mai 1996, échec. Tou·tes les paysan·nes et les enfants sont expulsé·es et le campement est en partie détruit (les femmes ne se l’expliquent pas, mais les policiers n’ont pas détruit les espaces collectifs). Selon les femmes, l’amertume saisit leurs compagnons : « Ils nous en voulaient d’avoir insisté sur cette stratégie, ils disaient : “Avec les bidasses, il n’y a que les barricades qui fonctionnent !” À vrai dire, nous sentions le vent tourner : à chaque fois, les autorités envoyaient plus de monde, nous savions bien que notre petite école et notre farine n’allaient pas les contenir longtemps. Mais nous avions peur ! Peur d’un massacre, tout simplement. Une fois, un homme de main de la proprio a crucifié une de nos chèvres, juste à l’entrée du campement… On a su que c’était lui parce qu’une voisine l’a vu ! Et les hommes ne juraient que par des tactiques un peu guerrières. Ils sont pleins de leurs “Hasta la victoria siempre !” et s’en fichent si on a peur, pour nous et pour les mômes…  » Les paysan·nes campent alors en ville devant la mairie et l’éducatrice poursuit les cours sous une tente. La grève n’a plus lieu d’être : « Dans la ville, on était un peu comme des bêtes en cage : quand on ne courait pas d’un rendez-vous à l’autre, souvent hommes et femmes ensemble, c’était l’ennui total ! Les hommes ne se posaient pas trop la question, et se mettaient à la cuisine avec nous.  »

En juillet 1996, au bout de quarante jours d’occupation de la place de la mairie, l’Incra propose d’autres terres au MST, qui fait mine de les accepter contre le gré des paysan·nes afin d’obtenir l’évacuation des policiers qui surveillent la ferme. Pendant la nuit suivant la négociation, alors que les forces de l’ordre ont quitté la ferme, des membres du mouvement viennent chercher les paysan·nes dans le campement en centre-ville. Ils et elles installent à nouveau les baraquements d’Assunção. Le maire, qui finit son mandat et regarde cette lutte d’un œil plutôt bienveillant, profite de son départ pour détacher une enseignante municipale pour la petite école du campement. La lutte durera encore treize années, au cours desquelles les paysan·nes obtiendront progressivement du soutien.

«  Mais alors, que s’est-il passé au retour ? Comme ça, plus de grève ? Est-ce que vous en avez reparlé au moment de la nouvelle occupation ?  » Une émotion parcourt les regards de ces femmes, réunies en cercle comme tant d’autres fois. Elles ont déjà raconté l’histoire du campement à de nombreuses auditrices et auditeurs, mais cette fois-ci, c’est différent : « Quand on raconte la grève, nos discussions, tout ce chemin, on se rend compte de tout ce qui, dans notre organisation actuelle, prend racine dans ces mois-là !  » Après la grève, douze familles décident de faire « collectif » , et mettent en place des réflexions – toujours en cours et auxquelles hommes comme femmes participent – sur le travail domestique, la place des femmes et de l’amour dans la lutte. Les autres neuf familles vivent toujours dans l’assentamento, mais ont préféré avoir des lots individuels et une organisation plus classique de leur quotidien. Lors de ma visite, les femmes font la cuisine seules : « Après toutes ces années, il n’y a que quelques hommes, surtout les jeunes qui ont grandi ici, qui font la cuisine. Puis, il y a peu de femmes qui font certaines tâches “d’homme”… Sauf que maintenant, les femmes adorent les grands chantiers collectifs.  » Maria, Roberta, Gisèle, Joana, Cléia rigolent avec les six autres femmes restées silencieuses, mais attentives. Raimunda, qui n’avait rien dit jusque-là, conclut : « Surtout, ce qu’il faut retenir, c’est que l’organisation de tous les aspects de la vie et de la lutte est pensée par tout le monde, et c’est finalement ça qui est important ! C’est surtout pour ça que nous nous sommes battues.  »

Colonisation de l’Amazonie du sud. Brésil 1970-1980

Dans les années 1970, la junte militaire brésilienne perçoit un financement de la Banque mondiale pour le projet Polonoroeste, permettant l’ouverture de la route BR-364. Celle-ci facilite l’accès à une portion d’Amazonie jusqu’alors habitée notamment par des autochtones, mais aussi par les descendant·es des « soldats du caoutchouc », envoyé·es par le gouvernement brésilien pendant la Seconde Guerre mondiale pour exploiter l’hévéa, puis abandonné·es sur place. Un processus de colonisation se met en place, faisant fi de la population et des modes de vie locaux. À coups de propagande d’État, les militaires au pouvoir encouragent paysan·nes et entrepreneur·es à s’installer au Rondônia grâce à une distribution prétendument équitable des terres, alors que les révoltes paysannes commencent à se structurer, notamment au nord-est du pays (voir Robert Linhart, Le Sucre et la Faim, Minuit, 1981). Une carte, commandée par l’État dans les années 1970 et rendue publique récemment, montre que les autorités possèdent des connaissances précises et détaillées sur la fertilité des sols depuis au moins 1979. Lors des distributions dans les années 1980, les meilleures terres sont sciemment réservées aux grands propriétaires du sud du pays, qui parfois n’avaient jamais posé les pieds en terres amazoniennes (voir João Peres, Corumbiara. Caso enterrado, p. 48-49). Pour prolonger cette lecture en images, voir le portfolio de Marcos Santilli, p. 124-129.

Les luttes pour la justice agraire au Brésil

Le Mouvement des travailleurs et travailleuses rurales sans-terre (MST) et le Mouvement des petit·es agriculteur·ices (MPA) sont les deux plus grands mouvements paysans brésiliens, présents dans les cinq régions du pays. En plus d’organiser de grandes manifestations nationales, séminaires et salons de permaculture, le MST et le MPA aident les paysan·nes sans-terre à organiser des occupations – c’est-à-dire à prendre possession de terres cultivables par l’installation de campements illégaux sur des grandes propriétés rurales. Ces mouvements accompagnent ensuite les négociations avec les autorités fédérales et les propriétaires. Une fois que les terres sont régularisées, le campement devient assentamento, c’est-à-dire que les terres sont « enregistrées » dans les cadastres de l’Institut national de colonisation et réforme agraire (Incra). Ce dernier est l’organe brésilien responsable des négociations avec les militant·es paysan·nes. Quand l’Incra tranche en faveur des paysan·nes, il procède assez rarement à l’expropriation. Le plus souvent, la résolution de ces conflits fonciers passe par le rachat des propriétés par l’État fédéral, suivi d’une redistribution des terres menée par l’institut. Dans tous les cas, il faut prouver les intentions spéculatives du propriétaire, que les terres sont improductives, et qu’elles ne font pas partie d’un programme de protection environnementale. Ce dernier point a conduit les propriétaires de grandes fermes à déclarer des zones de préservation pour échapper à la réforme agraire. Cette stratégie est dénoncée par les militant·es comme une forme de « racisme environnemental », parce que les politiques de préservation finissent par attaquer les droits fondamentaux des populations pauvres et racisées, au profit des propriétaires qui attendent que les terres amazoniennes gagnent de la valeur pour vendre ces zones « protégées ».

Aujourd’hui au Rondônia, une part assez modeste des terres est encore en cours de négociation. José, militant du MST, l’explique : « Depuis les années 2000, les luttes par occupation et négociation pacifiques n’obtiennent presque plus aucun hectare. L’État ne lâche plus rien, l’arbitrage bénéficie systématiquement aux propriétaires…  » Les mouvements sont essoufflés, et se structurent surtout par d’autres actions – éducation populaire en milieu rural, formation agronomique pour la permaculture, création d’un centre de défense populaire au Rondônia, etc. Selon les témoignages recueillis, le seul mouvement à imposer encore quelques régularisations est la Ligue des paysan·nes pauvres, mouvement autonome, souvent accusé d’être une guérilla pratiquant la lutte armée, né d’une scission du MST à la suite du massacre de Corumbiara en 1995.

  1. Tous les prénoms ont été changés, ainsi que les toponymes permettant d’identifier le campement en question.
  2. Terres « enregistrées » dans les cadastres de l’Institut national de colonisation et réforme agraire (Incra). Pour comprendre le rôle de cet institut, voir l’encadré « Les luttes pour la justice agraire au Brésil ».
  3. Voir l’encadré « Une colonisation sous dictature militaire ».
  4. Sur le fonctionnement du MST, voir également l’encadré « Les luttes pour la justice agraire au Brésil ».
  5. Ils et elles mènent un bras de fer pour faire reconnaître à l’Incra la collectivisation de leurs terres, tout en refusant le statut de « territoire communautaire »   tels les quilombos et les terres autochtones, car ces types de territoire sont régis par des lois spécifiques. Si le collectif acceptait cette proposition de l’Incra, il perdrait certaines licences et subventions pour la production agricole liées aux politiques étatiques de réforme agraire, sans pour autant pouvoir prétendre aux aides réservées à ces communautés.
  6. L’Incra désigne par « latifundium » les propriétés de plus de 1 000 hectares, prioritaires pour la redistribution lors des conflits fonciers.
  7. Fernando Collor de Mello est le deuxième président brésilien après la dictature militaire (1964-1985), le premier à être investi à la suite d’élections démocratiques, en 1990. Il débute un grand processus de privatisation et d’ouverture du marché d’importation au Brésil. Impliqué dans des affaires de trafic d’influence et d’abus de biens sociaux, il démissionne la veille du vote du Sénat pour sa destitution, et est ensuite déchu de ses droits civiques pendant huit ans.
  8. Voir João Peres, Corumbiara. Caso enterrado, Elefante, 2015.
  9. Créé au début du XIXe siècle et basé sur le modèle de la gendarmerie nationale française, ce corps de police fait partie des forces de maintien de l’ordre brésiliennes et de l’armée de terre. Placé sous la responsabilité des vingt-sept gouvernorats, il est soumis à la justice militaire. Dans un rapport de 2012, le Conseil des droits humains des Nations unies recommande la suppression de ce corps policier particulièrement violent, responsable de nombreux assassinats politiques, d’exécutions sommaires et d’une répression brutale des mouvements sociaux.
  10. En 1989, elles et ils avaient occupé ensemble une ferme à Machadinho d’Oeste au Rondônia, qui a été ensuite abandonnée, à cause d’une épidémie de paludisme mortifère.
  11. Lors de la discussion, je ne suis pas intervenue : mes questions n’ont été formulées qu’à la fin de la rencontre, et sont restées sans réponse. Toutes les précisions, reformulations ou contradictions ont émergé d’un dialogue entre les femmes grévistes, ponctué par les questions de leurs filles.
  12. Il s’agissait du texte Le Pouvoir des femmes et la Subversion sociale (1972). Ce texte n’a pas été intégralement traduit en portugais, mais un collectif de militantes féministes de São Paulo, dont Ana faisait partie, avait fait une traduction pirate de quelques chapitres (distribuée en petites brochures à prix libre). Il est en partie disponible sur <archivesautonomies.org>.
  13. Ce qui signifie : « passer mes journées entre la cuisine et la lessive ».