12 mai 2019

Borroka ! Voyage en Pays basque insoumis

Après Constellations en 2014, puis Contrées et Défendre la ZAD en 2016, le collectif Mauvaise Troupe revient en ce printemps avec un nouvel opus, Borroka !. Rédigé en vue du contre-sommet du G7 qui se tiendra en août 2019 à Biarritz, cet abécédaire arpente comment l’Euskadi – le Pays basque – représente un « monde en interstices d’un peuple qui se bat pour l’indépendance de son territoire ».

En exclusivité, Jef Klak publie trois extraits de cet abécédaire contestataire autour des pratiques culturelles euskara.

Gaztetxe

Avec la « transition démocratique » espagnole, un certain nombre de locaux, dont ceux du Front de Jeunesse Franquiste, se retrouvèrent subitement désertés. Alors qu’en Euskadi, leur gestion devait échoir aux autorités des provinces autonomes, ce sont les sections de jeunesse des partis marxistes et indépendantistes qui les réquisitionnent entre 1977 et 1980. Cette première vague de squats post-dictature sera suivie d’une seconde, entre 1982 et 1985, durant laquelle les occupations prendront la dénomination de « gaztetxe », maison des jeunes. Les gaztetxe vont se multiplier dans les métropoles comme dans les plus petits villages, la jeunesse locale forçant, au moyen de nombreuses mobilisations, des municipalités souvent PNB, fréquemment récalcitrantes, à lui octroyer des bâtiments.

Mais, après 1985, certains gaztetxe vont délaisser les campagnes politiques autour de la figure du « jeune » et leur rôle de MJC alternative, pour devenir les lieux d’une « nouvelle manière de faire de la politique », les porte-voix officieux d’un archipel autonome où la politique englobe la vie quotidienne, l’illégalisme et le rock. Salles de répétition ou de concert, les occupations permettront une effervescence musicale en adéquation totale avec l’engagement politique d’alors. Le mouvement punk britannique de la fin des années 70, avec ses sons de crise, de fermeture d’usine dans les banlieues prolétarisées de Manchester ou de Liverpool, rencontre le folk-rock protestataire d’Euskadi et donne naissance au « rock radical basque ». Chaque vendredi, le supplément jeunesse du journal abertzale 1 Egin voit son agenda se remplir de la cinquantaine de concerts du week-end. La gauche abertzale ne ménagera pas ses efforts pour recruter ces hordes sonores en vue des tâches de libération nationale. Avec ses campagnes, comme celle de 1985 intitulée « Martxa eta Borroka » (la fête et la lutte), elle pensait faire son profit de ce nouvel engouement. Et effectivement, le militantisme indépendantiste de certains groupes de l’époque ne fait aucun doute. Mais ceux-ci sauront conserver un fourmillement désordonné mettant bien en peine les velléités instrumentales des appareils abertzale. Il faut dire que même si certaines formations sortent du lot et acquièrent une grande notoriété, comme Hertzainak, La Polla Records, Eskorbuto ou Kortatu, le rock radical se caractérise essentiellement par la possibilité pour n’importe quelle bande d’adolescents de prendre des instruments et, après quelques semaines de répétitions, de monter sur scène. Une immense entreprise de plagiat des quelques airs à succès permet à tout un chacun de se faire colporteur d’une musique commune. L’énorme réseau de gaztetxe avides de concerts offre des possibilités quasi infinies de se produire. À défaut de porte-parole, ce sont ces groupes qui vont porter les messages, souvent lapidaires, de cette jeunesse révoltée.

Toute une nuance se forme entre ceux qui poussent l’attitude autodestructrice à son paroxysme, comme Vomito, RIP ou Cicatriz, et d’autres comme Kortatu qui portent un message radical mais consensuel dans le monde abertzale. La présence des haches traditionnelles basques comme emblèmes du groupe, si typiques des bûcherons du pays et que l’on retrouve également lors des concours de force basque, est l’expression d’un véritable ancrage dans la culture euskaldun. C’est aussi une référence subtile à celle autour de laquelle s’enroule le serpent d’ETA 2. Dans leur premier disque en 1985, seules deux chansons sont en euskara. Trois ans plus tard, c’est l’intégralité de l’enregistrement de « Sarri Sarri » 3 qui est réalisé en basque. La révolte et la rébellion se disaient et se chantaient dans cette langue. Ce qui la rendait d’autant plus attractive pour la jeunesse, qu’elle soit radicale ou simplement en quête de lieux de sociabilité et de rencontres. Les concerts attiraient même des milieux habituellement insensibles aux idées abertzale, comme ceux du surf ou du rugby. Aujourd’hui, il y a environ 400 gaztetxe au Pays basque, dont une vingtaine au nord. Ce maillage permet de faire la fête tous les week-ends sans jamais mettre le pied dans un espace commercial.

Korrika

Ils sont des milliers, depuis dix jours, à courir. La plupart n’ont pourtant pas l’étoffe de coureurs de fond. De toute façon, la grande banderole à l’avant de la course les ralentirait, s’ils l’étaient. Le mot « korrika » prend toute sa longueur. La nuit, des fusées à main éclairent les sentiers ou les routes qui accueillent leurs pas. Le jour, ce sont les encouragements dans les villages qui leur donnent de l’allant. 2500 kilomètres sans arrêts, même en relais, nécessitent et méritent bien ces vivats. Le sourire est de mise, alors, même si l’on est harassé. Car s’ils perdent haleine, c’est pour leur langue, rien de moins. Une langue qui est à la fois le résultat et l’objet d’un combat.

Franco, pour se venger de la résistance des nationalistes basques à son coup d’État, va faire du massacre de l’euskara un de ses chevaux de bataille. Son usage, y compris dans la sphère privée, est interdit sous peine d’amende. Il ira jusqu’à faire effacer des tombes les inscriptions en basque. Dans le même temps, au nord, la Troisième République l’interdit à l’école. Comme d’autres langues que l’on nomme « régionales », par un euphémisme cachant mal une volonté d’éradication, le basque décline. Pour endiguer sa disparition, les ikastolas, des écoles en langue basque, sont créées par les parents d’élèves malgré la dictature. Elles se répandront au nord dans la foulée. Pour les adultes, l’enseignement s’organise depuis la base, dans les quartiers. Il se fédère dans les années 1970 au sein de l’association AEK (Coordination pour l’alphabétisation et l’apprentissage de l’euskara) qui couvre l’ensemble d’Euskadi. C’est à la fois pour financer ses cours et promouvoir la langue qu’elle crée en 1980 la korrika, une course de relais qui serpente dans l’ensemble du Pays basque. Désormais, c’est la plus grande manifestation en faveur de l’euskara.

« Énormément de gens participent, ça créé une vraie fièvre populaire – on ne peut pas appeler ça autrement – qui est liée au fait de courir, de produire des endorphines. C’est un moment de communion très fort, il y a une espèce de magie qui opère. Tu cours autant que tu veux, tu peux faire cent mètres, deux kilomètres, un marathon, comme tu préfères ; l’important, c’est que les gens participent, qu’ils ne soient pas au bord de la route, mais au milieu. Chaque collectif achète son kilomètre, tu peux acheter un dossard, ou venir courir comme ça, sans rien donner ; il y a aussi les tee-shirts, et des entreprises font office de sponsors sur certains kilomètres. Au début, il y avait une forte connotation militante, mais aujourd’hui tous les maires veulent y participer. Dans le témoin, il y a un message secret avec toute une symbolique, de passage de relais, de la langue, de la transmission, et qui n’est révélé qu’à la fin. Bien sûr, la korrika est aussi devenue un moment de visibilité pour les collectifs en lutte : une usine en grève, le mouvement féministe, le soutien aux presos [prisonniers], aux migrants, tous viennent avec leur banderole… Mais en laissant toujours la banderole de devant pour la langue basque.  »

Interview avec Jakes, permanent d’AEK,
réalisée en novembre 2018

Le combat pour la survie d’une langue est un combat populaire, nécessairement. Il ne peut se restreindre à un cercle de personnes ou à une obédience politique, sous peine d’être mort-né. Pourtant ici ceux qui le portent avec le plus de fougue sont pour le moins marqués politiquement – les ikastolas furent même accusées d’enseigner la « langue des terroristes » – mais leur objectif est de faire de l’euskara la langue d’un peuple, non d’un milieu. C’est ce qui explique sans doute que les affiches de la Korrika envahissent désormais sans vergogne les espaces publicitaires des bords de routes, des autobus et des journaux. C’est ce qui explique également qu’on y partage sa foulée avec des élus ou des entrepreneurs dont ont est loin d’approuver les positions politiques. La force des abertzale réside dans le fait qu’ils aient réussi à imposer, depuis leur radicalité, un usage large de l’euskara et de la lutte pour son maintien et sa propagation. Mais leur radicalité a également marqué l’image de la langue basque. Certains l’ont d’ailleurs adoptée par penchant politique plus que linguistique. Souhaitons que les gestes d’officialisation n’estompent pas avec le temps cette couleur-là, si agréable à nos yeux étrangers.

À lire : Bakarka, méthode d’apprentissage individuel de la langue basque (euskara), éditions Elkar, 2018.

Xiberoa

« Xiberoa, la Soule, pour beaucoup de Basques, c’est le paradis perdu, le Pays basque idyllique : forêt, montagne, paysannerie, culture traditionnelle vivante, mascarades… Mais c’est une image récente. Elle a une part de vérité, dans le sens où le territoire est relativement replié sur lui-même. Les Souletins, par exemple, appellent les autres Basques les “Manech”, du nom de la race locale de brebis… Mais il y a aussi, depuis le XXe siècle, un important brassage de population lié à l’implantation de l’industrie de la chaussure. Beaucoup d’ouvriers portugais ou espagnols sont venus y travailler. À Mauléon, la CGT a donc pris énormément de place. C’était très rouge, mais aussi très nationaliste français.

Au niveau culturel, la Soule ce sont des voix fortes, des chants en polyphonie, la txulula – une flûte à trois trous – et le ttunttun – un tambour. Il y a une véritable culture du chant et de la transmission orale dans les bars, les familles. On y entend des chants de douze couplets que tout le monde chante parfaitement avec trois voix différentes. Des chants avec des quarts de ton qui n’existent pas dans la musique tonale et qu’on appelle « basa aireak », les chants sauvages.

La Soule, ce sont aussi les mascarades. C’est un carnaval très codifié. On y admire des personnages qui défilent, dansent et jouent des saynètes. Chaque année, c’est un village qui écrit et organise le spectacle de la mascarade qu’il va ensuite donner tous les dimanches, de janvier à avril, dans les autres villages de la vallée. Il y a un nombre de personnages relativement précis, et l’accueil dans chaque localité est lui-même très codifié. Quand le groupe entre dans le village, il fait face à une barricade tenue par les jeunes du bourg. Les uns et les autres entament différentes danses, puis la barricade est prise. Cela se reproduit plusieurs fois jusqu’à la place du village. La fête se passe dans les rues, mais aussi et surtout dans les maisons. À 16 heures, tout le monde ressort pour une grande représentation. C’est public, mais il faut connaître, c’est très peu annoncé, on t’y amène. Les “dénonciations” et anecdotes drôlatiques du coin sont entrecoupées par des danses exécutées par tous les personnages. Les pas ressemblent à des entrechats de ballet classique, le haut du corps ne bouge pas tandis que les pieds voltigent. Les “rouges”, c’est-à-dire ceux qui représentent l’ordre, ont des costumes très soignés, très propres. Puis il y a les benzeria, ils sont alcoolisés, débraillés, ils se jettent en tas et forment un amas grouillant de multiples bras et jambes. Leurs danses font penser au déplacement des insectes, dont on avait jadis une grande peur. Ils font également référence à ceux qui étaient dans les forges : les charbonniers et les chaudronniers qui vivaient en montagne et ne redescendaient que l’hiver pour boire leur salaire dans les villages. Ils incarnent la peur ancestrale de l’obscurité, de l’hiver, du noir… Ce sont les sans-grades, les sans propriétés, les petits salariés… Ceux qui n’ont jamais la parole et qui la prennent au carnaval. C’est leur moment, ils vont de village en village pour raconter les nouvelles et faire des jeux de mots piquants. Dans certaines régions, ils dansent un branle, une chaîne ouverte, suivant un parcours précis qui dessine la position des constellations à cette époque de l’année.  »

Interview avec Iñaki, danseur de Basse-Navarre,
réalisée en janvier 2019

La présence de ce théâtre populaire lors du carnaval est sans doute l’une des raisons du fort ancrage d’une véritable culture de l’art dramatique en euskara. De nombreuses troupes se créent et se produisent dans les villages. Les pièces les plus jouées sont celles de Piarres Larzabal, un curé qui en écrivit une centaine au cours du XXe siècle. Des milliers de personnes les ont jouées et sont devenues par ce biais amateures de théâtre. Résistant, actif dans la JOC et fondamentalement abertzale, Larzabal ne tarde pas à se faire cataloguer « curé rouge ». À Hasparren où il officie, il prend régulièrement le parti des grévistes et des ouvriers. Dans ses pièces, la doctrine religieuse s’accompagne toujours de lutte des classes. Dans les années 1960, il sera un des fondateurs du journal indépendantiste Enbata et ne rechignera pas à aider ETA. À Ciboure, lorsque des militants étaient tués, une messe était dite pour les réfugiés qui ne pouvaient pas se rendre dans le village du sud où l’enterrement avait lieu. Larzabal fut le seul curé à accepter de donner ces messes, qui ressemblaient davantage à des meetings… On y allait pour montrer son soutien à l’organisation plus que pour communier dans la religion catholique.

Le curé rouge a donc fini par être puni par son évêché qui le nomma à Socoa. Lorsqu’il s’y rendit, il eut la surprise de constater qu’il n’y avait dans le hameau ni presbytère ni église. Qu’à cela ne tienne : il en fit construire une. Alors, pour le mettre définitivement au placard, l’évêque l’a envoyé dans un petit village de… Soule.

À lire : Thierry Truffaut, Joaldun et Kaskarot. Des carnavals en Pays basque, éditions Elkar, 2005.

  1. Indépendantiste (littéralement : « amant de la patrie »). Toutes les notes sont de Jef Klak.
  2. Euskadi Ta Askatasuna (Pays basque et liberté), organisation armée basque indépendantiste d’inspiration marxiste née en 1959 et dissoute en 2018.
  3. Surnom de Joseba Sarrionandia, écrivain de langue euskara né en 1958. Soupçonné d’appartenir à l’ETA, Sarri est condamné à la prison en 1980 avant de s’évader cinq ans plus tard puis de s’exiler à Cuba. La chanson « Sarri, Sarri » rend hommage à son évasion rocambolesque – il se cacha dans une enceinte lors d’un concert à la prison de Donostia.