10 octobre 2017

« Les documents de la CIA parlent de population “afro-indienne négligeable” » USA : le cas colonial de Chagos. Entretien avec l’anthropologue David Vine

« L’histoire de la base américaine de Diego Garcia et du cruel déplacement des habitants des Chagos a longtemps été cachée au grand public. Nous avons une dette envers David Vine d’avoir révélé au grand jour cette histoire », explique Howard Zinn, en quatrième de couverture du livre Island of Shame. L’archipel des Chagos est un ensemble de cinquante-cinq îles situé dans l’océan Indien. Il abrite l’une des plus grandes bases militaires des États-Unis hors de son territoire (c’est notamment de là que partent les avions et autres navires vers l’Irak et l’Afghanistan). Pour travailler sur la tragédie qu’ont vécue ses habitants, violemment déportés, pour faire place aux soldats, à l’île Maurice et aux Seychelles, David Vine a vécu un an et demi à l’île Maurice. De retour dans son pays, ce professeur en anthropologie à l’université de Washington DC a publié en 2008 sa thèse sous le titre d’Island of Shame (L’Île de la honte).

Pourquoi t’es-tu passionné pour ce sujet ?

Je suis né à Washington, et dans cette ville, presque tout rappelle le gouvernement américain : son histoire imprègne chaque lieu. En tant que chercheur, je me suis penché sur le passé de mon pays. Son histoire récente est jalonnée de nombreuses constructions de bases militaires à travers le monde, que j’ai commencé à étudier. Un avocat lié à la cause des Chagos m’a alors contacté, et m’a proposé de m’intéresser à cet archipel. J’en ai fait mon sujet de thèse. Avec cet objectif : montrer quel rôle les États-Unis ont joué (alors qu’ils sont souvent, et à tort, effacés de cette histoire) et comprendre pourquoi « mon » gouvernement avait fait cela.

Je te pose la question…

Pour bien comprendre, il faut remonter au XVIIIe siècle. L’archipel est à cette époque peuplé d’esclaves africains, notamment originaires de Madagascar et de la côte Ouest du continent. Les entreprises franco-mauriciennes les utilisent alors essentiellement dans des plantations de noix de coco, mais aussi sur les bateaux de pêche. À la suite des guerres napoléoniennes et du traité de Paris en 1814, les Chagos intègrent la colonie britannique des Seychelles. Puis vient le temps de l’abolition de l’esclavage en 1834. Les esclaves deviennent alors de simples travailleurs et intègrent la colonie de Maurice au début du XXe siècle, toujours sous dépendance du Royaume-Uni. Des fermes, des magasins, un hôpital, des écoles sont construits par les Britanniques, et une culture propre à ce territoire se développe : pas d’argent mais du troc, le séga (musique des anciens esclaves), la pêche, etc. Entre 2 000 et 3 000 personnes y vivent en paix, et en quasi-autonomie.

Survient alors la bataille de Pearl Harbor : l’attaque japonaise contre cette base américaine le 7 décembre 1941 provoque de nombreux dégâts et fait entrer les États-Unis dans la Seconde Guerre mondiale. Suite à cet événement – puis aux essais nucléaires russes de 1949, qui ont marqué les esprits –, s’opère un changement de stratégie. La décision est prise de construire des bases militaires un peu partout sur la planète. L’équipe de John Fitzgerald Kennedy (1961-1963) a bien compris le message. Elle a toujours été vue positivement dans le reste du monde et chez moi, aux États-Unis. Mais elle a eu, comme les précédents gouvernements et les suivants, la volonté de contrôler le monde, ce qui fut un désastre pour le Vietnam comme les Chagos. Elle était habitée comme les autres par le sentiment de supériorité de l’homme blanc, apparu dès la naissance des États-Unis.

Et Chagos est tout de suite cité comme cible ?

Oui, très tôt, dès les années 1950, puis, dans les années 1960, des discussions secrètes débutent avec la Grande-Bretagne. L’archipel est situé sur la route des matières premières (le pétrole notamment) dans le golfe persique, et il occupe une place géostratégique intéressante, non loin du Moyen et Proche-Orient. Dans un contexte de décolonisation mondiale, et d’avancées russes ici et là, les Américains sont clairs : ils veulent prendre le contrôle exclusif des Chagos, mais sans la population qui y vit. Les termes d’îles « libérées », et même « nettoyées », apparaissent dans les documents militaires auxquels j’ai eu accès.

Une inquiétude demeure néanmoins : les indigènes peuvent, grâce aux Nations unies nouvellement créées, prétendre à l’autodétermination. Il faut donc trouver un subterfuge. Le Strategic island concept est mis au point, avec l’objectif de pouvoir gérer ces cibles, comme Diego Garcia, la plus grande et la plus intéressante des îles de l’archipel. L’idée est qu’elle devienne la propriété de la Grande-Bretagne. Les Anglais proposent donc un deal à l’île Maurice : l’indépendance mauricienne, réclamée depuis longtemps par la population locale, contre l’archipel des Chagos. Le 8 novembre 1965, Chagos est détaché de la colonie britannique de Maurice pour devenir le territoire britannique de l’océan Indien, c’est-à-dire un territoire britannique d’outre-mer. L’île Maurice deviendra officiellement indépendante le 12 mars 1968.

Quel sort fut réservé aux Chagossiens ?

Les Anglais ont d’abord commencé à réduire les approvisionnements alimentaires qui s’opéraient depuis l’île Maurice. Puis ils ont progressivement fait disparaître les soins médicaux sur place. Dès 1967, cela obligeait les Chagossiens à aller sur l’île Maurice pour les compléments de nourriture et les soins médicaux. Une fois sur place, les employés du port leur expliquaient qu’ils ne pouvaient pas rentrer chez eux, car leurs îles avaient été vendues aux Américains.

Puis, à partir de 1970, les Anglais ont mis en place la déportation proprement dite, avec l’aide de l’US Navy. Un épisode, symbolisant la violence des colons, a marqué l’esprit des natifs qui en parlent encore aujourd’hui : les chiens sont tués et brûlés par les soldats, sous leurs yeux horrifiés.

Les Chagossiens étaient largués aux Seychelles et sur l’île Maurice sans argent (ils n’en avaient pas l’usage dans leurs îles), sans maison, et parfois sans leur famille. On les a parqués dans des bidonvilles. Beaucoup sont morts de tristesse, d’alcoolisme, de pauvreté, etc. : des fléaux dont ils souffrent encore aujourd’hui.

L’amiral Elmo Zumwalt, chef des opérations navales américaines entre 1970 et 1974, est souvent présenté dans mon pays comme celui qui a ouvert l’armée aux femmes et aux noirs. Mais il faut savoir que c’est lui qui a donné l’ordre final de la déportation des Chagos : « ils doivent absolument dégager », une phrase qu’on retrouve dans un de ses mémos de 1971 que j’ai pu consulter.

Personne ne s’en est ému aux États-Unis ?

Les médias, dont certains ont eu vent de cette histoire dès les années 1960, ont subi des pressions intenses de la part des gouvernements successifs. Conséquence : seule l’installation de la base sur Diego Garcia en 1970 fut traitée, sans un mot sur la population qui y vivait. Et puis l’armée, qui se foutait de l’ONU et souhaitait suivre ses propres règles, a menti au Congrès afin d’avoir les fonds nécessaires à la construction de la base : elle a d’abord expliqué qu’il n’y avait personne sur place, puis, quand le mensonge est devenu impossible à tenir, elle a affirmé que les Chagossiens formaient une population flottante, de passage, composée de travailleurs saisonniers, de touristes, qu’on pouvait donc déplacer sans problème. Ils ont créé une véritable fiction, en violation directe avec les textes des Nations unies sur l’autodétermination des peuples.

Autre mensonge : les militaires ont dans un premier temps expliqué qu’ils se contenteraient d’installer une station de communication, ne coûtant que 800 000 dollars, sur les 18 millions débloqués. Mais en 1974, quand il s’est agi d’agrandir la base, ils ont réorienté leur discours en mettant l’accent sur l’importance primordiale pour les États-Unis et ses alliés d’avoir un accès libre au pétrole.

Une polémique est née quelque temps après, initiée par des scientifiques de renom qui s’inquiétaient du devenir des oiseaux et de la faune de l’archipel (et qui se poursuit encore aujourd’hui avec la création d’une immense réserve marine mondiale 1). Cette polémique a choqué les Chagossiens, qui ont compris qu’ils comptaient moins que des oiseaux.

Finalement, c’est le Washington Post qui, en 1975, fut le premier média à parler de tout ça 2, car un de ses journalistes, David Ottaway, rentrait de vacances à l’île Maurice, où il était tombé par hasard sur des Chagossiens, et a décidé de tout faire pour rompre le silence. Cette révélation a freiné le financement de Diego Garcia. Mais le Pentagone a réagi, en se justifiant dans un rapport de neuf pages 3 bourré de mauvaise foi : « la sécurité des populations locales était en jeu » ; « c’est la faute aux Anglais » ; « on voulait éviter des problèmes sociaux, sous-entendu entre les soldats et les Chagossiens, qu’il fallait donc inviter à partir » ; « les Chagossiens sont partis d’eux-mêmes ».

Les Chagossiens n’ont pas lutté ?

Si, bien sûr, et ce dès 1968, sur place, même s’ils n’ont pas fait le poids. Le 29 avril 1973 par exemple, lorsque le dernier bateau les a largués sur l’île Maurice, ils ont refusé de descendre durant quelques heures, avant d’y être obligés. Les femmes ont joué un rôle très important par la suite, n’hésitant pas affronter la police, qui leur répondait brutalement à coup de gaz lacrymogène et d’interpellations. Elles n’ont jamais baissé les bras et multiplié les actions : plainte déposée devant la Haute Cour de Londres et création de The Society for Diego Garcians in Exile Association (en 1975), occupation devant le haut-commissariat britannique de Port-Louis à Maurice et grève de la faim (1978), etc.

Des compensations ont été obtenues en 1978-1979, 1 000 dollars par adulte et 200 dollars par enfant, ce qui revient à rien du tout. La décision d’embaucher un avocat a alors été prise pour faire pression sur le gouvernement anglais, lui demandant 25 millions de livres pour tous. La Grande-Bretagne a accepté, à condition que les Chagossiens renoncent au retour sur leurs îles. Certains ont signé, ne sachant pas ce qu’il y avait dans les documents, car la plupart étaient illettrés. La crainte de l’illettrisme est née chez eux à cette époque. C’est là que la famille Bancoult est entrée en action : Rita Bancoult a présidé le Chagos Refugees Group, créé début 1980, avant de voir son fils Olivier prendre le relais (il en est toujours président aujourd’hui, et Ivo, frère d’Olivier, sera au centre d’un documentaire à sortir en 2018).

Les Chagossiens ont-ils obtenu de réelles avancées ?

Oui, en 2002, avec la grande victoire devant le parlement britannique qui leur a accordé la possibilité de devenir citoyens britanniques : ils peuvent aujourd’hui avoir un passeport et s’installer en Grande-Bretagne. En 2006, un groupe d’une centaine de Chagossiens a également été autorisé à s’approcher tout près de l’archipel, de leur terre, mais sans pouvoir y poser les pieds, le temps d’une journée. Ce fut une expérience incroyable pour eux. Mais beaucoup ont pensé que c’était un cadeau pour les apaiser, et stopper leur lutte. En 2007, troisième grande victoire, devant la Haute Cour de justice britannique, qui a qualifié l’expulsion des Chagos d’illégale. Mais l’année suivante, la plus haute autorité judiciaire britannique, la Chambre des lords, a cassé le jugement précédent, en expliquant que « la raison d’État est plus importante que la cause de cette population 4 ». Un appel devant la Cour européenne des droits de l’homme a débouché sur un avis défavorable aux Chagossiens, pour des raisons techniques, et le gouvernement anglais ralentit toutes les démarches, effectuant appel sur appel.

Les actions en justice et les manifestations continuent mais, jour après jour, année après année, de plus en plus de natifs chagossiens meurent.

Pendant ce temps, le DG21, un consortium d’entreprises né dans les années 1990, a pris en charge la vie courante de l’île-base militaire. On y trouve des restaurants, des boîtes de nuit, des hôtels, le Diego burger, etc. Et toutes ont interdiction d’embaucher des Chagossiens : les employés viennent donc des Philippines, du Sri Lanka, etc.

Au final, utiliserais-tu le terme de racisme d’État pour décrire l’action menée par les États-Unis ?

Dans les documents officiels américains de l’époque, dont ceux de la CIA, cet aspect est clair. On parle de population « afro-indienne négligeable », « insignifiante », de « détail », etc. Ils n’ont jamais été traités comme des êtres humains, mais plutôt comme de simples données d’un problème à résoudre. C’est ce que mes recherches montrent. Une histoire similaire est arrivée dans une île japonaise (Okinawa), après la Seconde Guerre mondiale. Les habitants ont pu y revenir, et la Navy les a même aidés. Les États-Unis ont toujours été un empire qui a cherché à s’étendre tout en traitant les humains qui les gênaient comme des sauvages, en les dépossédant de leurs terres, en les tuant parfois, et tout ça pour des motivations économiques coloniales.

 


Pour aller plus loin :

• « Ils nous ont arrachés à notre paradis pour nous mettre en enfer ! », CQFD 156, juillet-août 2006.

• « L’impossibilité d’une île », CQFD 77, avril 2010.

• S. Jean-Nöel Pierre et Sébastien Bonetti préparent un documentaire sur l’histoire de Chagos, dont sont extraites les illustrations de cet entretien.

  1. « Aux îles Chagos, protection de la nature et droit au retour s’affrontent », Le Monde, 3 avril 2010.
  2. Le 9 septembre, sous le titre « Les ilois ont été expulsés pour une base américaine », en Une du journal.
  3. Report of the resettlement of inhabitants of the Chagos archipelago, octobre 1975.
  4. « Les Chagossiens ne peuvent pas retourner sur leur île », RFI, 23 octobre 2008.