3 février 2017

Du coup d’essai
au coup d’État ?
Analyse du régime Trump en 24h chrono

Le post d’origine sur medium.com est disponible ici.
Traduction : Daniel G., Antoine B., Noam A.

Depuis son investiture à la Maison Blanche le 20 janvier, Donald Trump a déjà battu un record : celui du nombre de décrets. En moins de deux semaines, il a signé  pas moins de vingt documents bouleversant l’ordre politique aux États-Unis, et portant sur des sujets aussi variés qu’essentiels : sécurité nationale, immigration, santé, industrie, énergie ou économie. Pas facile de tenir les comptes pour les états-unien.ne.s, et encore moins pour celles et ceux qui suivent cette course folle depuis la France. Jef Klak a décidé de traduire un billet de Yonatan Zunger paru le 30 janvier sur le site d’informations collaboratif Medium. Ce haut cadre de Google y analyse les dernières actions du président, pour une durée de 24 heures (ou presque), incluant les dispositions anti-immigration (Mur sur la frontière mexicaine et “Muslim Ban”) signées par la Maison Blanche. Il nous permet surtout de comprendre comment les dispositifs d’équilibre des pouvoirs (bureaucratie fédérale, Congrès, cours de justice) sont en passe d’être réduits à peau de chagrin, le pouvoir se resserrant dans les mains de la garde rapprochée de Trump – grippesous ultraconservateurs tendance extrême-droite.

Les nouvelles en provenance de Washington ce lundi 30 janvier clarifient la situation qui était en train de se dessiner, sans y apporter de changements fondamentaux. Juste assez pour nous donner des idées sur ce que nous venons de voir se produire, et pourquoi cela s’est déroulé de cette manière. Je vais diviser ce qui suit entre les nouvelles brutes et les analyses. Vous trouverez peut-être utile cet article de la veille, qui étaye abondamment ce qui suit.

Quelques faits relevés dans la presse

1.

Reince Priebus1 (le chef de cabinet de la Maison-Blanche) a fait deux déclarations publiques aujourd’hui. Première annonce : les détenteurs de carte verte ne seront plus concernés par le décret anti-immigration ciblant les musulmans (« Muslim Ban ») ; silence quant aux autres types de visa (y compris les permis de séjour à long terme), tout comme sur le pouvoir conféré au Department of Homeland Security (département de la Sécurité intérieure) de révoquer unilatéralement et en masse les cartes vertes. Seconde annonce : l’absence du mot « juif » dans le texte publié pour la Journée de commémoration de l’Holocauste2 était voulue. On notera simplement que c’est Priebus qui a fait ces déclarations, ce qui est inhabituel de la part d’un Secrétaire général de la Maison-Blanche. J’y reviendrai.

2.

Rudy Giuliani3 a indiqué à Fox News4 que le décret sur l’immigration publié la veille visait très précisément l’exclusion des musulmans, en ces termes, et qu’il faisait partie des personnes que Trump avait consulté pour savoir comment s’y prendre pour y arriver légalement.

3.

CNN a publié une enquête détaillée et très bien sourcée sur la manière dont ce décret d’exclusion a été créé et annoncé. On y découvre notamment que les avocats du département de la Sécurité intérieure s’étaient opposés au décret, jugé illégal, notamment en ce qui concerne les détenteurs de cartes vertes. Ils avaient plaidé pour l’incorporation d’une période de sursis afin que ceux qui étaient en voyage en dehors du pays ne se retrouvent pas bloqués à la frontière. Leur suggestion a été finalement contrée directement par Steve Bannon5 et Stephen Miller6. Notons également que la plupart des fonctionnaires de carrière du département de la Sécurité intérieure, commandement de la Customs & Border Patrol inclus (Service des Douanes et de la Protection des frontières), ont été maintenus dans l’ignorance jusqu’à la signature du décret.

4.

Le Guardian rapporte (de nombreuses sources à l’appui) que la prétendue «  démission en masse », le 23 janvier, de la quasi-totalité des hauts fonctionnaires du département d’État était le résultat d’une purge ordonnée par la Maison-Blanche. Comme le montre le diagramme ci-dessous (établi par Emily Roslin v Praze) la majorité des postes à la tête du département d’Etat sont laissés vacants.

Légende : Organigramme de la direction du département d’État. Les croix en bleu indiquent les positions vacantes, celles en rouges les postes qui ont été purgés. Notons que les postes « attribués » n’ont pas tous été confirmés.

Conséquence importante – et probablement pas accidentelle – soulignée par le Guardian : cela laisse le département d’État exsangue durant des premières semaines critiques, au moment où des décrets comme le « Muslim Ban » (auquel il s’opposerait sûrement en temps normal) sont signés.

L’article souligne un autre élément qui vaut la peine d’être remarqué : par le passé, afin de faciliter l’arrivée de la nouvelle administration, il était demandé au département d’État de préparer une liste de contacts à l’étranger pouvant lui être utile. Mais, une fois n’est pas coutume, cette étape a été contournée : c’est l’entourage direct de Trump (son gendre Jared Kushner7, Steve Bannon, Michael Flynn8 et Reince Priebus) qui s’est chargé de prendre toutes les décisions importantes.

5.

Le jour même de son investiture, il semblerait que Trump ait déposé sa propre candidature pour la campagne présidentielle de 2020. Cette décision inhabituelle lui permet d’accepter dès maintenant des « contributions de campagne ». Vu qu’une partie importante des fonds de campagne du cycle précédent a été payée directement à l’organisation Trump en échange de permis de construire (à des tarifs gonflés), on peut supposer que ces coffres de campagne constituent un mécanisme permettant à des citoyens américains de faire passer des pots-de-vin directement à Trump. Les ressortissants étrangers peuvent, bien sûr, continuer à utiliser les hôtels Trump et ses autres entreprises pour lui faire parvenir des fonds.

6.

Pour finir, j’aimerais rappeler une histoire à laquelle peu de gens ont porté attention. Mercredi 22 janvier, Reuters a rapporté (en détail) comment 19,5 % de Rosneft, la compagnie pétrolière d’État russe, a été vendue à des acheteurs inconnus. Accomplie à travers un montage vertigineux de sociétés-écrans, cette vente est des plus opaques. À l’heure actuelle, une chose toutefois est sûre : l’argent utilisé pour « l’achat » a été initialement prêté à ces sociétés-écrans par VTB (la banque officielle du gouvernement russe). On ignore l’identité réelle des entités qui devraient rembourser ce prêt, ou même s’il doit, à terme, être remboursé, mais ses bénéficiaires possèdent des sociétés-écrans dans les îles Caïman.

Pourquoi s’y intéresser ? Parce que le très critiqué Dossier Steele (celui qui mentionne les « golden showers ») affirme que Poutine avait promis d’offrir à Trump 19 % de Rosneft si celui-ci devenait Président et annulait les sanctions visant la Russie. Chose intéressante : cette vente, mentionnée dans un dossier datant du mois de juillet n’a pas eu lieu avant décembre. 19,5% ressemblent étrangement à 19 % auxquels on additionnerait une commission de courtage.

Incriminant ? Non. Mais cela soulève des questions sur lesquelles il revient aux journalistes d’enquêter.

Que peut-on en tirer ?

Quelques motifs clés se dessinent ici. D’abord, la décision de bloquer – comme celle de finalement autoriser – les détenteurs de carte verte à entrer dans le pays visait bien à générer chaos et confusion et provoquer une réaction de l’opposition. L’administration en place savait bien que cette mesure ne tiendrait pas en l’état plus de quelques jours. Cela ne me surprendrait pas qu’une telle démarche ait pour but de générer une lassitude grandissante dans la population face aux mouvements contestataires. À force de voir les manifestants défiler, les Américains n’en viendront-ils pas, dans un avenir proche, à dire : « Encore une manif’ ? Vous n’avez donc rien à faire d’autre que de manifester ? »

Cependant, l’absence visible de dispositions susceptibles d’empêcher la mise en oeuvre des « prochaines mesures » contre les minorités que j’ai évoquées hier, comme la révocation en masse de visas (cartes vertes comprises) de ressortissants de différents pays, ou l’utilisation plus large des mécanismes déjà mis en place à l’encontre des Latinos, signifie bien que le régime n’a aucunement l’intention de reculer.

Notons aussi que la réaction la plus effrayante, hier, fut celle du département de la Sécurité intérieure, qui a très clairement fait comprendre qu’il ne saurait se soumettre à aucune décision de justice. La CBP, l’agence chargée du contrôle des frontières, invoquant des ordres venus « d’en haut », refuse toujours aux avocats le droit d’assister les ressortissants étrangers, continue de détenir certains d’entre eux, d’en expulser d’autres et ce, sans se soucier de la procédure légale. Le département de la Sécurité intérieure, quant à lui, a, dans un communiqué confus, formellement annoncé qu’il suivrait les décrets signés par le Président. Il est significatif que jusqu’ici, il n’y a toujours aucune indication que les autorités judiciaires aient joué un quelconque rôle dans le rétropédalage qui a suivi.

Autrement dit, l’administration teste la capacité du département de la Sécurité intérieure (et des autres organes exécutifs) à agir en ignorant les ordres venant d’autres branches du pouvoir. La situation est extrêmement grave : les arguments plaidant l’inconstitutionnalité de la décision X ou Y n’ont aucune valeur si des agences du gouvernement les exécutent et que les décisions des tribunaux de justice sont ignorées.

La journée d’hier était un ballon d’essai pour un coup d’État aux États-Unis. Elle a apporté des renseignements utiles à ceux qui en sont à l’initiative.

De l’observation des personnes impliquées dans ces décisions découle un deuxième thème majeur. Dans le premier cercle, autour de Trump, on trouve Bannon, Miller, Priebus, Kushner et, vraisemblablement, Flynn. C’est là où sont prises toutes les décisions. Les marges de manoeuvre des autres départements – et de leurs dirigeants – ont été délibérément amputées : les décrets importants ne leur ont été communiqués qu’après-coup, une fois leur personnel largement évincé, et ainsi de suite. La manière dont a été réorganisé hier le Conseil de la Sécurité nationale (NSC) reflète cette reprise en main : Bannon et Priebus ont maintenant un siège permanent au forum décisionnel (Principals Comittee) du NSC ; le directeur du Renseignement national et le chef d’État-Major des armées ont tous deux été rétrogradés et n’assisteront qu’aux rencontres où leur expertise est considérée comme « pertinente » ; le secrétaire à l’Énergie et le représentant des États-Unis auprès de l’ONU ont eux été tout simplement écartés du forum décisionnel (au mépris de la loi, par ailleurs).

Que, pour sa propre sécurité, Trump s’en remette encore aujourd’hui à une compagnie privée, cela donne une idée de l’ampleur de son divorce avec les services de renseignement. Dimanche dernier, Kellyanne Conway – gestionnaire de campagne du Parti républicain et membre de la garde rapprochée de Trump – déclarait qu’« il est enfin temps pour [Trump] de mettre en place ses propres services de sécurité et de renseignement9 ». Cela semble bien être le cas.

Une agence de renseignement séparée des agences existantes, qui ne rendrait des comptes qu’à lui, voilà ce à quoi Trump semble aspirer. Étant donné les effectifs dont il dispose et la répartition des rôles à l’intérieur de son entourage direct, Bannon est le choix naturel pour la chapeauter. Keith Schiller10 (qui ne dispose encore que de peu d’effectifs, et dont le périmètre d’action n’est régulé ni par le Congrès ni par la Constitution, à la différence de la plupart des membres d’un cabinet) pourrait donc continuer à diriger les services de sécurité personnelle de Trump, lesquels viendraient grignoter petit à petit les prérogatives des services de renseignement.

Si ces services venaient à combiner leurs efforts avec ceux du département de la Sécurité intérieure et du FBI – qui, durant le processus de transition, s’est montré loyal envers le nouveau président –, alors se dessinerait devant nos yeux l’armature d’un gouvernement fantôme : des services de renseignement et de police qui n’ont à rendre des comptes à personne hormis le Président.

Remarquons, par ailleurs, que le département de la Sécurité intérieure détient l’autorité policière sur 100 miles (160 km) autour de toute frontière des États-Unis, ce qui inclut le littoral et couvre 60% des Américains, et 11 États. Il dispose également d’une force active de 45 000 agents, et vient de recevoir mercredi l’autorisation d’en d’engager 15 000 supplémentaires.

Et pour finir, le dernier motif que l’on peut dégager des événements récents : l’argent. En décidant de garder la main sur ses entreprises, et de se passer de l’établissement d’un « blind trust » (fiducie sans droit de regard) ou d’un autre type de montage financier, Donald Trump a établi très clairement, et ce depuis le début, qu’il comptait s’enrichir comme seuls les kleptocrates les plus consciencieux savent le faire. Sans compter la confusion relativement évidente des fonds de campagne et de sa fortune personnelle. En tout cas, les nouvelles de cette semaine semblent aller dans ce sens. Il est de plus en plus probable que le rôle de trésorier caché de cette opération revienne à son gendre Kushner, l’agent de liaison à venir pour toutes les montagnes d’argent destinées au président.

Voilà qui nous donne une idée de la stratégie in fine de Donald Trump : s’enrichir considérablement, sans laisser de trace, en pillant tous les coffres qui passeront à sa portée.

Vision d’ensemble…

En combinant les différents éléments à notre disposition, on obtient une image d’ensemble plutôt claire :

1.

Trump était, en fait, parfaitement honnête pendant sa campagne : il a l’intention de faire tout ce qu’il a dit, et même plus. Voilà qui ne devrait pas vous rassurer.

2.

Le seul but du régime qui est en train de se mettre en place, est de transférer tout le pouvoir réel à un entourage très resserré, en éliminant toutes les instances de contrôle, qu’elles viennent de la bureaucratie fédérale, du Congrès ou de la justice. Les différent départements du gouvernement subissent d’une purge à cet effet.

3.

Cet entourage proche est en train d’explorer tous les moyens possibles pour établir un pouvoir incontesté : les mesures d’hier doivent être replacées dans ce contexte, comme une entrée en matière.

4.

Le régime a tout à fait l’intention de s’en prendre directement à différents groupes de population : les musulmans, les latinos, les noirs, les transsexuels, les universitaires, la presse. C’est un des ses objectifs principaux, et il va probablement passer à l’action beaucoup plus vite que prévu. Et si l’enrichissement personnel fait lui aussi parti de ces objectifs principaux, on devine que des opportunistes sauront combiner ces deux choses à leur avantage.


Pour aller plus loin :

• Une critique intéressante du billet publié ci-dessus : Weak and Incompetent Leaders act like Strong Leaders

• Sur les talents de producteur et réalisateur de documentaires de Steve Bannon : What I Learned Binge-Watching Steve Bannon’s Documentaries (Politico 2/12/16)

• Sur le soutien des agents en charge de la protection des frontières à Donald Trump : America’s Deportation Agents Love Trump’s Ban and Rely on Breitbart for Their News (The intercept 30/1/16)

• Sur les fragilités des institutions américaines face à Trump et à ce qu’il représente : We are the last defense against Trump (Foreign policy 18/01/17)

• Sur ce le sort qui pourrait être réservé aux différentes minorités : What things going wrong can look like (Medium.com)

• Sur Trump : fasciste ou populiste… Donald Trump isn’t a fascist (Vox.com 3/01/17)

• Un excellent texte, écrit par Masha Gessem paru au lendemain des élections américaines, toujours d’actualité et hélas, semble-t-il d’avenir : Autocracy : Rules for Survival (New York Review of Books, 10/10/16)

  1. Reinhold Richard Priebus dit Reince Priebus est un avocat et homme politique américain. Il est le président du Comité national du Parti républicain entre 2011 et 2017 et chef de cabinet de la Maison-Blanche dans l’administration Trump depuis le 20 janvier 2017.
  2. « Reince Priebus Defends Holocaust Statement That Failed to Mention Jews », Jonah Engel Bromwich, New York Times, 29 janvier 2017.
  3. Ancien maire de New York (1994-2001) connu pour sa politique sécuritaire de « Tolérance Zéro », et ses réductions d’aides sociales de 60%, notamment dans le cadre d’une lutte contre l’aide gratuite aux sans-abris. Défenseur de Donald Trump durant la campagne de 2016, il est aujourd’hui conseiller en sécurité informatique du Président.
  4. Rebecca Savransky, « Giuliani: Trump asked me how to do a Muslim ban “legally” », The Hill, 29 janvier 2017.
  5. Homme d’affaires, dirigeant de médias, réalisateur et producteur de cinéma et ancien officier de marine américain. Militant conservateur, il est, de 2012 à 2016, président exécutif de Breitbart News LLC, la société-mère de Breitbart News, média politique conservateur américain d’extrême-droite. En août 2016, Stephen Bannon est désigné au poste de directeur exécutif de la campagne présidentielle de Donald Trump. Le 13 novembre 2016, le président élu le désigne «  haut conseiller et chef de la stratégie  » de la Maison-Blanche, soit conseiller du président des États-Unis. Le 28 janvier 2017, Donald Trump le nomme au Conseil de la Sécurité nationale.
  6. Théoricien d’un « populisme d’État-Nation » alors qu’il était directeur de la communication du sénateur de l’Alabama Jeff Sessions, sa politique sur l’immigration a inspiré la campagne de Donald Trump qui l’a nommé haut conseiller du Président une fois élu.
  7. Homme d’affaires américain, marié depuis 2009 à Ivanka Trump, fille aînée de Donald Trump, il est l’architecte de la campagne numérique de Trump, devenu haut conseiller du Président.
  8. Lieutenant-général en retraite de l’armée des États-Unis, qui a occupé les fonctions de directeur de la Defense Intelligence Agency, commandant du Joint Functional Component Command for Intelligence, Surveillance and Reconnaissance et président du Military Intelligence Board de 2012 à 2014. Auparavant, il a été directeur adjoint du Renseignement national. Démocrate à l’origine, il rompt avec Obama sur les questions de politiques étrangères, et rejoint les rangs du camp Trump. Cet hyper patriote a même été un temps pressenti comme vice-président.
  9. « This Week Kellyanne Conway, Sen. John McCain, and Sen. Chuck Schumer », ABC News, 22 janvier 2017.
  10. Chef de la sécurité de The Trump organisation, compagnie de Donald Trump.