25 septembre 2020

Covid-19 : la technologie ne nous sauvera pas Technosolutions pour détourner l’attention

Traduit de l’italien par Cabiria Chomel, Lucile Dumont et Claire Feasson
Texte original : « Pandemia. Di tecno-assoluzionismo e di come la tecnologia non ci salverà », <unit.abbiamoundominio.org>, le 7 mai 2020.

Alors qu’en cette rentrée, les dernières illusions de sortie de crise sanitaire s’évanouissent, chacun⋅e est invité⋅e à reprendre travail, école et loisirs. Qu’importe si les capacités de tests et de soin restent insuffisantes, et si les directrices d’école et les chefs d’entreprise espèrent ne pas avoir bientôt à déclarer un nouveau cluster. Pour (un peu) se rassurer, il faudrait compter sur la nouvelle grammaire numérique testée à grande échelle pendant le confinement : visioconférences, téléconsultations, applis de traçage, etc. Un collectif de hackers italien⋅nes passe en revue quelques-uns des écrans de fumée digitaux qu’on nous sert sur un plateau.

Images : Stallio.

Si la pratique du hacking nous a enseigné une chose, c’est que la technologie est un instrument de domination et qu’en tant que tel, elle doit être déconstruite. Aujourd’hui, les solutions techniques sont brandies comme une panacée, simple et accessible,

Asservie au pouvoir économique et politique, la technologie semble pouvoir s’appliquer à tout, et propose des solutions qui s’étendent de la santé à la formation, en passant par la gestion des flux de personnes… Pourtant, elle intervient toujours depuis une position désincarnée, qui néglige toute forme d’expérience directe des problématiques qu’elle entend aborder et de connaissance des ressources fondamentales à préserver. Nous estimons que ce type d’approche de la technique est toxique, et que le hacking aura toujours pour objectif de pointer avec ses propres moyens les contradictions à l’œuvre.

Les prémices

Dès le début de la pandémie, les institutions ont adopté un comportement paternaliste, qui visait à faire peser le virus sur une « population indisciplinée » qui n’aurait pas respecté les règles de la quarantaine. Comme si la capacité d’intervention extrêmement limitée de la santé publique n’était pas liée à la situation critique dans laquelle elle se trouve, victime de coupes budgétaires depuis des années, d’une restructuration régionale et calée sur un modèle entrepreneurial, de privatisations, de regroupements d’établissements et autres choix erronés.

Au lieu d’assumer les responsabilités impliquées par une stratégie qui a nettement privilégié les centres hospitaliers névralgiques (ces grands centres qui, seuls, n’auraient jamais tenu le coup pendant la crise) au détriment d’une répartition territoriale des équipements de santé, la communication officielle à laquelle nous avons eu affaire quotidiennement se contentait de désigner des ennemis publics. Ceux-ci se répartissaient en différentes catégories jusque-là impensables : le jogger, le parent-avec-poussette, le cycliste.

Les personnes âgées ont été abandonnées dans les Ehpad ou dans leur logement, et tout le monde a croisé les doigts pour qu’iels ne finissent pas à l’hôpital. Elles ont été mises sous le tapis alors que le problème de la circulation du virus était en train de donner lieu, au travers d’un contrôle rigide et autoritaire des comportements, à un confinement général de la population.

Cerise sur le gâteau, la volonté de Confindustria 1 et de nombreuses entreprises de maintenir les lieux de travail ouverts coûte que coûte, sans protocole sanitaire vérifié et efficace, a été entendue en priorité. Une rhétorique guerrière insupportable a détourné l’attention de ces problèmes en présentant le personnel médical et les soignant⋅es comme des « héros en première ligne » et en justifiant l’emploi de cette chair à canon dans les couloirs et les usines comme elle l’avait été dans les tranchées. Les personnes les plus vulnérables ont payé ce sacrifice au prix fort.

Covid-19 et mots-qui-buzzent technologiques

Les pratiques sanitaires ont été confondues, de manière opportuniste, avec la norme législative. Le plus souvent, cela a créé un non-sens total. On n’a fait que déplacer le problème : de la volonté de limiter la circulation du virus, on est passé à un système d’infractions et de sanctions, en se focalisant principalement sur ces dernières – la figure du jogger comme arme de distraction massive. De nouveau, il s’agit de prendre un problème complexe et de le réduire à un autre, plus simple, auquel il est lié, puis de laisser entendre qu’ils sont équivalents et que le second résout le premier. Le syllogisme qui permet d’affirmer que s’opposer au virus signifie surveiller les personnes qui flânent dans la rue s’impose peu à peu. On se retrouve également face à une prolifération de mots-clés technologiques, souvent mal utilisés, qui visent surtout à impressionner ou influencer celleux qui les écoutent, devenant des termes « à la mode » : des sésames qui font des instruments technologiques le remède à tous les maux. Cette course aux solutions techniques ne résout pas vraiment les problèmes et ouvre sur une autre série de contradictions et de problèmes.

Techno mot-qui-buzz 1 : le drone

Prenons un exemple : les drones. L’École nationale d’aviation civile a dû faire une série de concessions sur l’utilisation de ces joujoux parce que les maires italiens les plus « smart » avaient commencé à autoriser leur usage en toute autonomie. Les instances ministérielles ont alors légiféré dans le cadre des ordonnances Covid pour libérer en toute hâte l’usage des drones, dans un premier temps jusqu’au 3 avril, avant de le renouveler jusqu’au 18 mai dans la paranoïa généralisée de l’apocalyptique week-end de Pâques.

Il est clair que l’usage de ces objets volants, aussi inquiétant soit-il, sert d’objectif de propagande : le cadre légal prévoit la présence de celui ou celle qui le pilote sur place et non à distance, et le drone doit rester dans son champ de vision. Les drones peuvent seulement signaler la présence de personnes à surveiller, les bandes-vidéo enregistrées doivent être rendues après la surveillance et les infractions contestées sur le moment. Les vols de drones ont lieu dans des lieux semi déserts, fluviaux ou maritimes. Cela ressemble en fin de compte à un divertissement destiné à tromper l’ennui en quarantaine, étant donné qu’un⋅e flic obtiendrait presque le même résultat avec des jumelles à vingt euros. Le saut qualitatif se produirait si la conduite à distance et un enregistrement plus élaboré d’images venaient à être autorisés. Gardons bien cela en tête et ne nous laissons pas distraire quand l’un de ces « ajustements temporaires de la législation » proposés sous prétexte de contrer une « urgence » plus grande sera mis en œuvre en douce. Pour l’instant, les drones ont seulement une fonction d’épouvantail, utile pour terroriser les gens ou servir la manie de l’innovation technophile de certains maires en mal de visibilité et de reconnaissance qui se prennent pour des shérifs.

Techno mot-qui-buzz 2 : les applis de traçage de contacts

La question n’est pas vraiment de savoir si le traçage numérique est mis en place avec la collaboration des opérateurs téléphoniques ou avec le Bluetooth et les applis développées par Google et Apple, comme cela semble avoir été finalement décidé. La raison invoquée justifiant cette « phase 2 » très floue est le rétablissement d’une santé publique de proximité, pourtant délibérément démantelée par les choix d’un gouvernement bipartisan 2, mais qui constitue un atout à ne pas négliger pour contenir la pandémie. Cela nécessiterait des embauches, des formations, l’installation de centres médicaux sur le territoire, et de réelles capacités d’analyse, et pourtant on n’en entend pas parler. S’il n’y a pas suffisamment de laboratoires pour effectuer des prélèvements sur les personnes ayant une pneumonie, et si personne ne peut aller soigner ces dernières à domicile, si on ne peut pas prendre soin des gens, à quoi serviraient les applis et les smartphones ? Au mieux, une appli serait en mesure de fournir un chiffre, mais qui serait là pour le lire ? Clairement, cela revient à construire une maison en commençant par la porte, puis en fignolant la marqueterie, en installant un système de vidéosurveillance en guise de judas avant de déclarer à tout le monde : « Voilà, la porte a été conçue selon des standards européens très innovants et respectant votre vie privée. » Il est normal qu’après on se dise : « Ok mais il y a juste une porte. Où est la maison ? » L’appli déplace le problème, elle rend les choses faciles en deux semaines. Puis tu te mets à tousser, tu allumes ton téléphone et tu prends conscience qu’elle ne peut pas te soigner.

Ainsi, le sujet est abordé en termes de vie privée et de technologie et c’est exactement le terrain sur lequel on veut nous amener, en faisant diversion et en déplaçant le problème, de sorte à pouvoir braquer l’arme contre un autre ennemi.

Il n’y a pas de doute, préserver la protection des données numériques est un champ de lutte de notre époque, le problème du contrôle est inhérent au système dans lequel on vit et la collecte massive de données est un des éléments fondamentaux sur lesquels sont fondés les abus et la répression. Mais pour autant, dans les conditions actuelles et pour contrer la propagation du virus, une appli est tout simplement inutile. Celles et ceux qui s’appuient sur la novlangue innovante et technologique le font sciemment pour détourner l’attention des réelles problématiques et déresponsabiliser les vrai⋅es responsables de cette catastrophe sanitaire.

Techno mot-qui-buzz 3 : l’enseignement à distance

Étant donné l’impossibilité d’utiliser des plateformes publiques, l’enseignement, abandonné aux prises d’initiatives individuelles, s’est éparpillé à travers mille chemins et instruments, en reposant sur la bonne volonté, l’ingéniosité et la connectivité du corps enseignant, qui se dévoue pour éteindre l’incendie provoqué par le vide social. Celui-ci navigue entre Google, Zoom, Teams, WhatsApp, Skype, Facebook, YouTube, tout en sachant pertinemment que l’enseignement n’est pas réductible à de la proposition de contenus.

Il est clair que la pédagogie à distance ne peut se substituer ou être considérée comme équivalente à l’enseignement en présence, surtout en ce qui concerne la tranche d’âge 6-18 ans. Les raisons pour lesquelles elle a été imposée sont à chercher dans les carences structurelles des écoles qui, désorganisées et surchargées, ne permettent pas un enseignement dans des classes avec les mesures de distanciation nécessaire.

On en revient donc à la question principale : les problèmes de moyens et de logistique se déplacent vers le numérique, mais celui-ci ne peut les résoudre.

L’école, dans ce vide de la pensée et de manque de moyens, a été de fait entièrement livrée aux grandes plateformes commerciales. Encore une fois, le mécanisme est le même : face à une école transformée en entreprise, avilie, où les sous manquent pour le savon, une école qui devrait être repensée et réorganisée avec intelligence, on s’en remet à la prétendue puissance thaumaturgique de la technologie. On ne peut pas faire comme si ce choix allait être sans répercussions pour le futur. Ni comme si ce choix était une évidence, et faire fi de tous les discours qui sont proférés depuis presque vingt ans sur l’utilisation des logiciels libres dans l’administration publique.

Comment feindre de découvrir que la technologie n’est pas si accessible, mais qu’elle est au contraire une nouvelle source d’inégalités sociales ? On peut continuer à nier que beaucoup de personnes font du télé-enseignement en utilisant le forfait limité de leur téléphone, que le territoire italien n’est pas principalement constitué de petits villages isolés et pas du tout connectés, et que tous les foyers ne sont pas équipés d’ordinateurs super efficients. Mais nous sommes justement en train de faire semblant.

Ce qui était déjà une tendance problématique (l’émergence d’une école fondée sur un enseignement frontal et un système d’évaluations reposant sur la quantification) risque de devenir la norme puisque « nous vivons une situation d’urgence ». Cela met en évidence les problématiques que traversent la société. L’état de crise structurel fait ressurgir les vulnérabilités préexistantes, qui ne peuvent se résoudre en réglementant l’urgence, mais seulement par un processus profond de changement.

Un mot-qui-buzz ne nous sauvera pas

Nous aimons les énigmes, et la complexité des problèmes ne nous effraie pas. Nous craignons les fausses pistes et les miroirs aux alouettes. Ce que l’on voit et subit ces derniers jours n’est rien d’autre que la manifestation exaspérée d’une série de nœuds pris dans un peigne fin et aucune smart baguette magique ne suffira à les dénouer.

Lorsque les politicien·nes parlent de technologie, iels le font souvent pour détourner l’attention des injustices et des problèmes sociaux auxquels iels nous demandent de nous résigner. Conscient·es que chaque petit espace de liberté sacrifié ne sera pas restitué mais devra être durement reconquis, il nous est d’autant plus important de dévoiler les mécanismes cachés et de lire au-delà de la propagande, lorsque l’« urgence » est utilisée comme mot-clé.

Nous devons conserver notre esprit critique et retrouver celui de communauté pensante, se souvenir de chaque mot-clé testé sur notre peau, s’en défaire et continuer de regarder droit devant, au cœur du problème.

  1. Cofindustria est la Confédération générale de l’industrie italienne. En tant qu’organisation représentative des entreprises italiennes, elle est une sorte d’équivalent du Medef dans la péninsule.
  2. Au moment de la rédaction du texte, le gouvernement italien était le fruit d’une coalition entre le Mouvement 5 Etoiles et la Ligue du Nord.