25 septembre 2023

CRAmé Retour choral sur une révolte enflammée au CRA de Vincennes

Vendredi 26 mai dernier, un détenu du Centre de rétention administrative (CRA) de Vincennes est retrouvé mort dans sa cellule. Ses codétenus mettent en cause maltraitances policières et négligences médicales, et protestent par une grève de la faim. Avec une capacité 235 places d’enfermement, le CRA de Vincennes est le plus important de France métropolitaine : 2 326 hommes y ont été détenu en 20221. Le décès de M. n’est pas le premier dans ce centre, au moins trois hommes y ont déjà trouvé la mort : le 19 août 2019, le 8 novembre 2019 et le 21 juin 2008.
Le 21 juin 2008, après six mois de révolte contre l’enfermement et les mauvais traitements au CRA de Vincennes, le décès de Salem Souli avait abouti au soulèvement des détenus qui avaient mis feu à leurs matelas. Des incendies avaient pris dans plusieurs bâtiments, permettant l’évasion d’une cinquantaine de personnes.

Nous proposons de revenir sur cette révolte de deux façons : un récit choral par ses acteurs – issu du 7e numéro de Jef Klak, « Terre de feu », paru en janvier 2021 – et un documentaire sonore capté en direct du soulèvement.

Prise de son : Antoine Bérard /Montage : Benoit Artaud

 

Le 22 juin 2008, le centre rétention administrative (CRA) de Vincennes prend feu. Au moins trois incendies se sont déclarés en plein mouvement de protestation des détenus et permettent à une cinquantaine d’entre eux de s’échapper. Faisant suite au décès de Salem Souli la veille, cette flambée marque le moment le plus spectaculaire de plus de six mois de révolte contre l’enfermement et les mauvais traitements. Six mois durant lesquels refus de rentrer dans les chambres, cris pour accompagner les manifestant·es de l’extérieur ou même grèves de la faim ont répliqué aux violences et humiliations quotidiennes infligées par les forces de l’ordre. Extraits de Feu au centre de rétention (Libertalia, 2008), où les détenus racontent eux-mêmes les raisons de leur colère.

Mi-décembre 2007, une lutte débute dans le CRA du Mesnil-­­Amelot, près de Roissy : inscriptions sur les tee-shirts, cahiers de doléances, refus de rentrer dans les chambres, grève de la faim. Le 27 décembre, pour casser la lutte, un retenu considéré par la police comme un des meneurs du mouvement est transféré au CRA de Vincennes. Le même jour, les détenus de Vincennes entament à leur tour une grève de la faim et refusent de rentrer dans leurs chambres. Dans la nuit du vendredi 28 au samedi 29 décembre, cent cinquante CRS font irruption dans le centre pour forcer manu militari les détenus à rejoindre leurs chambres. La répression est sans précédent. Certains sont grièvement blessés. Trois nuits de suite, les CRS interviendront pour mater la révolte. Lundi 31 décembre, peu avant minuit, un feu d’artifice est tiré devant le centre de rétention. Quatre personnes sont arrêtées. Jeudi 3 janvier 2008, une manifestation rassemble deux cents personnes devant le centre de rétention de Vincennes. La mobilisation prend de l’ampleur. Chaque jour, des rassemblements ont lieu. Les médias parlent quotidiennement de la lutte des grévistes de Vincennes et du Mesnil-Amelot. Le vendredi 4 janvier, la préfecture organise une visite guidée pour les journalistes afin de prouver que rien ne se passe à l’intérieur et que les conditions de détention n’y sont pas inhumaines. Le samedi 5 janvier, une manifestation rassemble un millier de personnes devant le CRA de Vincennes : parloir sauvage, chants et échanges de slogans avec les détenus, feu d’artifice depuis le parking. Les flics chargent et matraquent, une personne est arrêtée, elle sera relâchée le lendemain. Nous décidons d’appeler quotidiennement les détenus de Vincennes pour rendre compte de la situation à l’intérieur.

Petite histoire de la « rétention »

L’internement des étranger·es en France s’inscrit dans une histoire ancienne. Pratiqué pendant la période coloniale, il s’impose en métropole à la fin des années 1930 avec la création de camps de concentration où sont parqué·es, à partir de 1938, les républicain·es espagnol·es fuyant le régime franquiste. De telles pratiques perdurent dans les décennies suivantes, à l’égard notamment des populations ennemies pendant la guerre puis des ressortissant·es des anciennes colonies dans les années 1960. Mais ce n’est qu’en 1981 qu’est inscrite officiellement dans le droit français une forme d’enfermement réservée aux étranger·es en situation irrégulière : la rétention administrative. Le terme n’est toutefois pas encore mentionné dans les textes, qui peinent à qualifier ce nouveau dispositif hybride permettant de détenir dans un environnement carcéral les personnes dépourvues de titre de séjour. S’imposant peu à peu, ce néologisme sera bientôt accompagné d’un éventail de dénominations institutionnelles – « éloignement », « reconduite à la frontière », « retenu », etc. – qui euphémisent les dimensions coercitives des politiques d’expulsion.

À l’origine, la rétention a été officialisée en France en réaction à un scandale public : la découverte à Marseille en 1975 d’un hangar dans lequel des étranger·es en attente d’expulsion étaient enfermé·es hors de tout cadre légal. Alors que la loi Questiaux du 29 octobre 1981 visait à encadrer cette pratique, la définissant comme exceptionnelle et la limitant à sept jours, la rétention administrative est devenue le fer de lance d’un dispositif répressif qui n’a cessé de se consolider par la suite, notamment à partir des années 2000 et de la politique du chiffre mise en place sous Nicolas Sarkozy. Entre 2002 et 2008, le nombre d’interpellations est passé de 50 000 à 112 000, le nombre d’expulsions de 6 000 à 29 000 et le nombre de places en rétention a augmenté de 120 %. Ce mouvement « d’industrialisation » de la rétention n’a plus connu de recul par la suite. Prolongée de 10 à 12 puis 32 jours en 2003, la durée maximale d’enfermement a été étendue à 45 jours en 2009, puis à trois mois en 2019. Au total, entre 2003 et 2018, la capacité des centres et locaux de rétention en métropole a doublé, passant de 773 à 1 549 places. Plus de 45 000 personnes ont été enfermées en 2018, contre 28 220 en 2003. Ces évolutions se retrouvent à l’échelle européenne, où le nombre de centres n’a cessé d’augmenter dans la dernière décennie, et avec lui les violations des droits des personnes enfermées, mais aussi les actes de détresse et les révoltes collectives.

En France, dès 1984, l’association la Cimade a été chargée d’une mission d’« accompagnement social » en rétention. Requalifiée par la suite en « défense des personnes retenues », cette intervention s’est traduite par des permanences sur chaque site et par la publication de rapports annuels de plus en plus critiques. Divisé entre plusieurs associations depuis 2010 1, le travail d’assistance juridique en rétention est néanmoins traversé de tensions. Elles tiennent notamment à la difficulté pour les associations mandatées de contester frontalement le fonctionnement du dispositif et à l’approche « technicienne » imposée par le droit, qui reproduit les catégories de l’administration et fait obstacle à la mise en place d’une aide inconditionnelle.

Plus largement, l’histoire de la rétention cristallise les ambivalences de la professionnalisation des activités militantes. Les critiques associatives ont participé à une amélioration matérielle des lieux de rétention et à l’émergence d’un droit des étranger·es enfermé·es. Cependant, ce cadrage a contribué à focaliser le débat public sur les conditions d’enfermement, au détriment d’une discussion sur l’existence même de ces lieux et sur la légitimité du recours à la détention pour le simple défaut de titre de séjour. Une question que les protestations des personnes enfermées remettent sur le devant de la scène.

Images de Gaspard Husson

Dimanche 13 janvier

« Tous les matins, on nous fouille. On descend au réfectoire vers 9 h. Souvent, le café est froid. Lorsqu’on le signale, les policiers répondent qu’ils sont uniquement là pour nous surveiller. Ce midi, on nous a servi des haricots blancs périmés depuis le 5 janvier. Quand on l’a signalé, ils ont à nouveau répondu qu’ils ne voulaient rien savoir. Nous sommes partis voir la Cimade [voir le paragraphe “Petite histoire de la rétention”] avec les barquettes périmées pour leur demander de témoigner. Quand on se repose, les policiers viennent fouiller les chambres. La nuit, ils sont dans le couloir. Si on doit aller aux toilettes, ils nous suivent et laissent la porte ouverte. Pour déranger notre sommeil, ils mettent l’alarme entre minuit et 1 h. Il ne faut pas qu’on lâche. Il faut que l’on soit tous d’accord pour relancer la lutte. »

Mardi 15 janvier

« Je suis fatigué. On n’a aucune communication avec l’extérieur. Rien ne sort d’ici. Il n’y a pas d’eau chaude dans les douches. Le ballon d’eau n’est pas suffisant pour tout le monde. On ne peut pas laver nos affaires. Dans certaines chambres, il n’y a pas de chauffage. Le commandant s’en fout. On est deux cent cinquante dans le centre. On est écœurés. La police emmène les médias là où ils ont fait des travaux pour montrer à la télé, à la radio que tout va bien, que nous sommes calmes et qu’ils s’occupent bien de nous. Mais c’est l’inverse. Notre mouvement a été sans conséquence. On se parle entre les deux centres2.On peut communiquer à travers le grillage. Les gens de la Cimade ne veulent pas monter dans les chambres pour se rendre compte de notre situation et de nos problèmes. Leurs recours ne changent rien. Comme j’essaie d’organiser des choses, beaucoup de flics sont contre moi. Quand je parle avec les autres, ils interviennent et me demandent ce que je trafique. »

Jeudi 17 janvier, minuit

Un retenu avec lequel nous communiquons depuis le début des événements nous téléphone.

« La police est venue me voir pour me dire que demain matin, à 7 h, ils m’emmèneraient devant le juge. Quel juge ? Je suis là depuis vingt-huit jours. Je n’ai aucun juge à aller voir. Ils veulent m’expulser sans rien me dire. J’en suis sûr. »

Vendredi 18 janvier

À 6 h, il nous rappelle.

« Je suis à Roissy. Ils sont venus me chercher à 5 h ce matin. J’avais raison, ils m’ont menti. »

Mardi 22 janvier

« Pendant la grande manifestation de samedi, nous sommes allés sur la passerelle. J’ai sorti un drap, nous l’avons accroché à la grille. La police nous filmait. Les CRS sont entrés à l’intérieur du centre. D’abord, ils ont fouillé les chambres, ensuite ils nous ont obligés à rentrer. On ne dort pas, on est constamment réveillés par le haut-parleur. Ils appellent pour le comptage, les visites, les expulsions, quand on passe devant le juge. Cela ne s’arrête jamais. »

Mercredi 23 janvier

« Hier soir, à minuit, on a refusé d’être comptés et de rentrer dans les chambres. On a essayé de dormir dehors. Tout le monde criait “Liberté”. On a tenté de parler avec le chef de la police, mais il a appelé les CRS. La police criait : “Dégagez ! On ne veut pas de vous ici !” Ils nous ont dit : “Si vous ne rentrez pas, on vous fait rentrer de force.” Ils nous ont alors poussés avec les casques. On discute ensemble, mais c’est difficile. Ils nous contrôlent tout le temps avec les caméras. Ils nous contrôlent jour et nuit. Il faut continuer les manifestations devant le centre. Cela nous fait du bien. On sort. On crie. Si on manifeste une, deux, trois fois par semaine, ils vont comprendre. Ce soir, des gars ont mis le feu à leur chambre en brûlant des papiers. Les pompiers sont intervenus pour éteindre le feu. La police n’a embarqué personne. Ils veulent peut-être brûler le centre. »

Le soir, un rassemblement a lieu devant le CRA.

Jeudi 24 janvier

« Aujourd’hui, nous avons refusé de manger. Nous avons jeté la nourriture par terre dans le réfectoire. La police filme ceux qui se révoltent. Elle les sépare et les place dans l’autre bâtiment. Ils sont venus chercher deux personnes. Parmi eux, il y a un Tunisien qui n’a pas mangé depuis plus de dix jours. Il a perdu neuf kilos. » […]

Vendredi 25 janvier

À 18 h 30, un détenu nous informe qu’ils ont brûlé une chambre, que les pompiers sont intervenus et que la majorité des détenus refuse de manger. […]

Samedi 26 janvier

Midi :« Un premier feu à pris dans les toilettes. Ensuite, deux chambres ont brûlé. On a refusé de manger. On a empêché l’accès au réfectoire en bloquant les portes. La police nous a demandé de laisser passer ceux qui voulaient manger. Ils ont fini par nous dégager. Seule une minorité est allée manger. »

15 h :En réaction aux événements de la veille, un rassemblement se déroule devant le centre.

« La police bloque l’accès à la passerelle d’où nous pouvons vous voir. Mais nous pouvons vous entendre. »

18 h :« Une soixantaine de CRS sont entrés dans le centre. Ils ont fouillé toutes les chambres. Ils nous ont fouillés. Ils ont trouvé un briquet. Ils ont transféré deux personnes dans l’autre centre. »

Dimanche 27 janvier

« Aujourd’hui, un feu a éclaté dans une chambre de quatre personnes. Les pompiers sont venus éteindre l’incendie. Les flics nous ont enfermés dans le réfectoire. Vingt policiers sont venus chercher quatre personnes violemment. Elles sont en garde à vue pour avoir mis le feu au centre. »

Vendredi 8 février

CRA 1 :« Le centre est plein, il y a toujours de nouveaux arrivants. Nous n’avons toujours pas eu de réponse à la lettre que nous avons écrite. Quand nous faisons des choses à l’intérieur, notre but est de mobiliser les associations. Si elles ne se mobilisent bas, c’est difficile. Mais je sais qu’il est important que nous exprimions notre colère. »

Nous les informons de la manifestation du lendemain.

« C’est bien, cela nous fait plaisir. On va essayer de sortir et de manifester avec vous. » […]

Samedi 9 février

Nous téléphonons durant le rassemblement devant le centre.

CRA 2 :« On vous entend. Nous aussi, on a manifesté à l’intérieur pour vous accompagner. Une personne a été mise en isolement. On s’est rassemblés. Chaque communauté est représentée. On discute de ce que l’on fera dans les prochains jours. Il faut que vous restiez mobilisés. »

CRA 1: « On est sortis. On vous a vus. On s’est tous mis à la grille, on a crié “Liberté”. J’ai l’impression qu’en France, tout devient bleu. Les policiers étaient plus nombreux que vous. »

Lundi 11 février

« Hier, ils ont contrôlé toutes les chambres pour savoir s’il restait de la place. Ils disent que certains lits ne sont pas occupés. Je ne les crois pas. Le centre est plein, ils le savent. Hier midi, personne n’a mangé. Ils nous ont donné des tomates, des cornichons et de la viande qui n’était pas hallal. Les gens n’ont pas le moral. Plus personne ne descend dans les salles communes. Le réfectoire et la salle télé sont vides. Les gens restent dans leur chambre. On va s’asseoir dehors entre 14 h et 16 h quand il y a du soleil. Je suis là depuis dix-huit jours et je suis fatigué. J’ai envie de sortir. »

Mardi 12 février

En pleine nuit, à 1 h 30, nous recevons un coup de téléphone d’un retenu.

« Tout a commencé vers 23 h 30. Nous étions dans la salle télé. La police a éteint la télévision sans explication. On a demandé qu’ils la rallument. Ils n’ont pas voulu. Le ton est monté très vite. Ils ont voulu mettre une personne en isolement. On a empêché la police de la prendre. Ils nous ont demandé de monter dans les chambres pour le comptage, on a refusé. Ils sont alors revenus en nombre. Ils étaient plus de cinquante. Il y avait des CRS et des policiers. Ils nous ont séparés en deux groupes, puis ils nous ont tabassés dans l’escalier, dans le couloir et dans les chambres. Il y a cinq personnes blessées, dont deux assez gravement. L’une semble avoir le bras cassé, l’autre le nez. Celle qui a le nez cassé a été tabassée dans sa chambre. L’infirmier est venu, il a dit qu’il ne pouvait rien faire et qu’il fallait appeler les pompiers. Ils sont venus. Ils ont emporté cinq ou six personnes. Certaines sont à l’hôpital, d’autres sont en isolement, on ne sait pas trop. »

Nouveau coup de fil à 11 h.

« Entre 3 h 30 et 4 h du matin, les flics sont venus. Ils nous ont tous sortis dans la cour. Certains n’ont pas eu le temps de s’habiller. On a attendu une demi-heure dans le froid. Pendant ce temps-là, ils ont fouillé les chambres. Puis ils nous ont fouillés dix par dix. Quand nous sommes revenus dans les chambres, on a trouvé un Coran déchiré et piétiné, des fils de chargeurs de portables coupés. Des téléphones avaient disparu. »

On apprendra par les retenus puis de source officielle que cette nuit-là la police a fait usage d’un Taser.

Le mardi 12 février, 400 policiers accompagnés de chiens raflent 115 personnes dans le foyer de travailleurs immigrés de la rue des Terres-au-Curé. La majorité d’entre elles sont sans papiers ; trente sont placées au centre de rétention de Vincennes. Le mercredi 13 février, une manifestation réunit mille personnes en réaction à la rafle. Le soir, un rassemblement a lieu devant le CRA de Vincennes pour protester contre les violences intervenues dans la nuit de lundi à mardi.

Vendredi 15 février

« Depuis l’arrivée des gens du foyer Terres-au-Curé, le centre est archi plein. Tous les soirs, des CRS et un inspecteur sont présents pour le comptage. Pour l’instant, c’est plutôt calme.
Il ne reste que trois anciens retenus qui ont participé à presque toute la mobilisation. Les autres, pour la plupart, ont été libérés. C’est difficile de parler avec les nouveaux. Ils sont déprimés. Ils sortent de garde à vue. Ils ont peur. »

Mercredi 20 février

« Hier soir, on a fait une réunion, elle a duré longtemps. On a parlé de la grève de la faim. Ce matin, on a parlé avec les Maliens, parce qu’il faut qu’on soit tous solidaires. On essaie d’organiser les choses. On s’est mis d’accord sur quatre jours de grève, On essaie de contacter les gens de l’autre centre pour qu’ils suivent. »

Plus tard, dans l’après-midi.

« On a commencé la grève de la faim ce midi. Personne n’est allé manger. Six policiers sont allés voir les Chinois pour leur dire de manger. Ils ont refusé. Nous nous sommes tous regardés et on a rigolé. »

Jeudi 21 février

« On a arrêté la grève. La police est venue parler aux gens. Une trentaine de personnes sont allées manger, cela a cassé le moral des autres. »

Des rassemblements ont lieu tous les samedis. Les CRS sont de plus en plus présents et éloignent les manifestants des abords du centre. Le parking jouxtant le CRA devient extrêmement difficile à atteindre. On apporte un micro et des enceintes pour que les retenus nous entendent.

Lundi 25 février

« Plusieurs sénateurs sont venus au centre. Nous avons parlé avec eux. »

Mercredi 27 février

[…]

CRA 2 :« Tout le monde est déprimé. Cela fait quatre jours que je suis en grève de la faim. Hier, on a parlé avec le commandant. Nous voulons être libérés ou expulsés, mais nous ne voulons plus être prisonniers. Il a bien reçu notre lettre de doléances et l’a transmise au préfet. Il y a beaucoup d’expulsions chaque jour. Nous n’avons peut-être pas de papiers, mais nous avons des droits. À l’infirmerie, qu’importe la maladie, ils nous donnent toujours le même médicament, du Di-Antalvic. La police est partout. À minuit, ils nous comptent. Ils frappent aux portes. Ils entrent. Ils fouillent les chambres. Ils se foutent de savoir si les gens dorment. Certains ne savent même pas qu’ils vont être expulsés. »

Jeudi 28 février

[…]

CRA 1 :« Un jeune Algérien de 28 ans a tenté pour la seconde fois de se suicider. Vers 10 h, il s’est pendu avec les lacets de son blouson. Il ne s’est pas rendu compte qu’il y avait une caméra devant lui. Les policiers sont tout de suite intervenus. Ils l’ont gardé toute la nuit. Ils l’ont renvoyé dans sa chambre le matin. »

Le samedi 1er mars, quatre cents personnes manifestent à Joinville-le-Pont et devant le CRA de Vincennes à l’appel du Collectif de sans-papiers. […]

« Ici, certains flics ont la haine. Je ne sais pas si ce sont des fachos, mais ils ont vraiment la haine contre les immigrés. Il est impossible de dormir. La nuit, ils claquent les portes. On entend les aboiements des chiens de la brigade canine à partir de 4 h du matin. Ils sont du côté du CRA 1. Là-bas, ils ne doivent pas dormir de la nuit ! Le matin, c’est le micro qui nous réveille. Dans les chambres, il y a des odeurs incroyables. Dans les chiottes, on pourrait attraper n’importe quelle maladie. Vous verriez les douches, les couloirs, le réfectoire, vous n’en croiriez pas vos yeux. »

Mercredi 9 avril

CRA 1 :« La grève de la faim est terminée des deux côtés. Des groupes mangeaient. Les gens en ont eu marre. Chacun prépare son audience ou sa sortie, ce n’est plus collectif. Tout est fini, et il n’y a rien au bout. On continue à se réunir, même si on n’a plus revu les gens qui ont organisé la première lutte. Les flics ont transféré les fortes têtes dans un autre bloc. Un matin, à 4 h, ceux qui allaient être expulsés nous ont réveillés en passant dans les chambres. Les flics les ont localisés grâce à leurs caméras. Ils ont placé deux personnes en isolement. J’en ai revu un au tribunal, à Cité, lors de mon audience. […] Pour refuser d’embarquer, un mec a eu une idée incroyable. Il s’est chié dessus. Il s’est tout étalé sur lui. Ils n’ont pas pu l’expulser. Ils l’ont ramené au centre. Le lendemain, ils sont venus le rechercher. Ils l’ont attaché avec du Scotch et ils l’ont enroulé dans du film plastique. Ils l’ont pris et ils l’ont expulsé comme ça. S’ils m’expulsent, je ferai tout pour revenir. Ce week-end, quelqu’un s’est fait frapper à l’infirmerie. Il a subi une opération à la jambe et doit suivre un traitement. Mais l’infirmière ne l’a pas cru. J’étais là pour traduire. Elle a appelé les policiers en appuyant sur un bouton sous le bureau. Ils sont arrivés à une douzaine. J’ai essayé d’expliquer à la police que le monsieur n’avait rien fait, mais ils m’ont attrapé et malmené. Lui, ils l’ont pris et l’ont isolé. Il est sorti trois heures plus tard. Une brigade est venue relever la première. Il s’est plaint que la précédente brigade l’avait frappé. Ils l’ont jeté. Ils lui ont dit d’aller se plaindre à la Cimade. […]

Au CRA 2, des gens sont encore en grève de la faim. Il y a une vingtaine de jours, on était quatre-vingt-quatorze grévistes. On a tous arrêté. Parmi nous, un homme est resté quatorze jours sans manger. Les flics l’ont frappé. Il a porté plainte auprès de la Cimade. On reste en contact avec l’autre centre. Quand ils transfèrent l’un d’entre nous, on peut se téléphoner. Il n’y a pas de problème entre nous. Même si on ne parle pas la même langue, on est tous unis. On décide ensemble. Nous avons manifesté samedi, vers 17 h, pendant que vous étiez dehors. On s’est rassemblés, on a crié “Liberté”. On a aussi crié contre Sarkozy. Mais on ne pouvait pas vous voir. Depuis une vingtaine de jours, ils ont mis une bâche verte pour qu’on ne puisse plus voir l’extérieur. »

Lundi 14 avril

[…]

CRA 1 :« Le problème de division entre les communautés est réel. Les flics poussent à cela, ils sabotent les mouvements de solidarité. Ils essaient d’être amis avec des retenus et leur demandent d’être dociles, tranquilles. Ils pratiquent le chantage. Souvent les flics qui parlent arabe vont parler aux Arabes. Ils disent de ne pas écouter les Africains. Il y a parfois des bagarres encouragées par les flics. Mais le plus gros problème avec les communautés, c’est la barrière de la langue, notamment avec les Chinois et les Hindous. Dans le mouvement, on a fait une erreur, on aurait dû nommer un ambassadeur par communauté afin de mieux communiquer entre nous. Parfois on essaie de s’opposer aux expulsions. Souvent quand les gars nous ont vraiment émus avec leur histoire. Parfois, il y a des gars qui viennent quelques jours, ils tournent dans les chambres et posent plein de questions. Ils sont libérés sans qu’on sache comment, je pense que ce sont des flics. Quant à la Cimade, la première chose que te disent les autres détenus, c’est qu’on ne peut pas leur faire confiance. C’est vrai car elle ne fait rien pour t’aider et te dissuade de lancer un quelconque mouvement de protestation. C’est à cause d’eux que plusieurs personnes ont été expulsées, car ils ont donné leurs passeports. C’est le cas d’un jeune Tunisien qui était en France depuis quinze ans. J’ai demandé des contacts de médias à la Cimade, ils ont dit qu’ils n’en avaient pas. Ils ne m’ont pas donné les articles de presse sur le mouvement comme je leur avais demandé. Ils veulent toujours calmer les choses. Forcément, les articles de presse donnent du courage aux retenus pour continuer. Parfois, ils ont un discours pire que la police. »

Vendredi 16 mai

[…]

« La pression psychologique et physique est énorme et permanente. Si on ne présente pas notre carte de retenu, on peut être violenté. Un jeune homme faisait du sport dehors à 6 h du matin. Un policier est venu lui demander sa carte. Il lui a répondu qu’il l’avait laissée dans sa chambre. Le policier l’a attrapé par la nuque et l’a poussé au sol en l’insultant. Ils ne sont pas polis avec nous. Ils nous disent qu’on n’a rien à faire en France. Et que si on vient ici, on doit se plier aux règles du jeu. On leur répond qu’on ne se plie pas aux rancœurs et à la haine. Pour moi, on est une sorte d’expérimentation pour l’école de police. Ils font des expériences sur nous. Et puis il y a les chiens de l’autre côté du centre, ils aboient toute la nuit, comme si c’était un disque, c’est insupportable. Ce soir, on va organiser une assemblée avec les gens qui viennent d’arriver. On va les informer du règlement, des conditions de vie dans le centre et du mouvement. […]

Les projecteurs sont braqués en permanence sur les gens, dans le réfectoire et les chambres. Ils sont tellement puissants qu’ils traversent les vitres teintées. La lumière est trop forte pour regarder la télé. Les lits superposés craquent à chaque mouvement. Ça pousse à la crise de nerfs, à la perte de contrôle. Ma chambre est contiguë aux toilettes. Quand on touche au robinet du lavabo, ça fait du bruit comme un gros “boum, boum” qui dure. Les douches sont bouchées, les toilettes n’ont jamais été désinfectées depuis un mois que je suis là. Si on mange un repas équilibré à midi il faut attendre le lendemain soir pour avoir un autre repas complet. Certains ne mangent que du pain, du lait et du fromage. Les musulmans sont obligés de renvoyer leur barquette et de se contenter de pain et de yaourt. Quand je suis arrivé, je pesais 70 kilos, j’en pèse 55 maintenant. […]

Ici, c’est invivable, on voit de tout, il y a des mecs qui n’ont rien à faire là. Il y a un monsieur qui a été opéré du cerveau. Il a des cicatrices. Il a été arrêté en pleine convalescence deux jours après être sorti de l’hôpital où il est resté un mois et demi. Il doit se faire encore opérer le 20 juin. Sa tête ne cesse d’enfler. Ça fait cinq jours qu’il est dans le centre. Il y a un gars qui a mal aux dents, son visage est enflé, il ne dort pas la nuit. Il y a une semaine, il a vu un dentiste qui n’a rien pu faire pour lui. Ici, ils lui donnent des calmants, mais c’est vraiment le minimum parce que son visage ne désenfle pas. »

CRA 1 : « Il y a des tentatives de suicide très souvent, presque tous les jours. Quand quelqu’un tente de se suicider, ils viennent le prendre et l’emmènent à l’hôpital. S’ils considèrent que ce n’est pas grave, ils l’expulsent quand même. C’est arrivé à un jeune Malien. Le lendemain, son frère nous a appelés et nous a dit qu’il était dans son pays d’origine. Il est arrivé là-bas sans chaussures. On n’arrive pas à faire un mouvement. Beaucoup de gens ne sont pas motivés. Ils ont peur des représailles. Moi, je leur dis qu’ils ne peuvent rien nous faire s’il n’y a pas de chef. On est obligé de fermer les yeux et de se taire. On discute tout le temps entre Noirs africains, on sait que derrière, il y a des gens qui nous soutiennent. On en est très contents, mais il faut nous battre nous-mêmes.
On voudrait que nos pays d’origine connaissent nos conditions de détention et se mobilisent devant les ambassades françaises. La manifestation de samedi a été très bien, on a entendu vos voix. Les retenus ont crié et ont secoué la grille qui se trouve près de l’accueil, d’où on entend l’extérieur. Un responsable a essayé de nous faire taire. Ils ont essayé d’attraper deux retenus, les meneurs, mais ils se sont dégagés. Les mobilisations à l’extérieur sont nécessaires. Cela nous incite à faire des actions. C’est l’angoisse totale quand on voit son voisin de chambre qui se fait réveiller à 4 h du matin, emmené sans chaussures, attaché, bâillonné… On nous envoie au tribunal menottés comme si nous étions de très grands criminels, dans un fourgon avec des cages. Je suis entré trois fois dans ce fourgon pour aller au tribunal. À chaque fois, j’ai dit au policier : “Nous sommes traités comme du bétail.” Et le policier a rigolé. »

Dimanche 22 juin

« Le monsieur qui est mort hier n’était pas cardiaque. Avant d’entrer au centre, il prenait déjà des médicaments tous les jours, il avait une ordonnance du médecin. Il demandait des médicaments et on ne voulait pas lui en donner. L’infirmière ne lui donnait pas sa dose, il demandait à d’autres retenus d’aller à l’infirmerie pour la demander. Si le médecin lui avait donné sa dose, il serait encore parmi nous aujourd’hui. La veille du jour où il est mort, il tremblait beaucoup, il ne savait pas pourquoi, il se sentait malade. Peu de temps avant de mourir, il a décidé de faire une sieste et a demandé à son copain russe de le réveiller pour qu’il puisse aller à l’infirmerie, qui ouvre à 15 h. Son copain est venu une première fois, il a essayé de le réveiller, son visage était tourné vers le mur, on ne voyait pas très bien. Il a cru qu’il dormait profondément et il a préféré le laisser dormir.
Dix minutes après, il est revenu. Cela s’est passé de la même manière. Du coup, il est allé chercher un autre retenu, et tous les deux, ils ont essayé de le réveiller, ils lui ont tourné la tête, il avait du sang sur le nez et la bouche, il était bleu turquoise, il était tout dur, tout raide, froid.
Quand les deux hommes sont allés réveiller le Tunisien, ils ont crié au secours. Les retenus sont arrivés pour voir ce qu’il en était, tout le monde voulait en savoir plus. Ils étaient très excités. Les policiers sont arrivés pour repousser les retenus. Ils sont venus avec les boucliers et, dans le couloir, l’un des agents à gazé les retenus qui venaient pour savoir ce qui s’était passé. Le gradé a aussi pris du gaz dans les yeux. La tension était vive ce jour-là. Ils ne nous ont annoncé sa mort qu’à 20 h. De 15 h 30 à 20 h, le gradé nous a toujours dit que son état était critique, mais qu’il était vivant. Ils ne nous ont pas dit la vérité. Les retenus ont poussé un cri de détresse en disant qu’il fallait qu’on fasse quelque chose, sinon nous allions tous mourir comme ça, un à un, du jour au lendemain. Les gens ont directement pensé que c’était l’administration du centre qui était responsable. Les soins ne sont pas appropriés. Tout le monde en a profité pour dire ce qu’il avait sur le cœur. Ce soir-là, il y a eu un premier départ de feu dans une chambre. La police a commencé à éteindre le feu, puis les pompiers sont intervenus. […]

La majeure partie des retenus sont des chefs de famille. Ils ont un certain âge. Ils ont un vécu. Ils sont maltraités par des élèves policiers dont la moyenne d’âge est entre 25 et 30 ans, c’est choquant. Les gens sont tout le temps obligés de se contenir. Dans la nuit de samedi, ils étaient abattus. Ils pleuraient. Ceux qui connaissaient le retenu craquaient. D’autres les consolaient. À 3 h 30, certains retenus sont rentrés dans leurs chambres. D’autres sont restés dans la cour avec les matelas. C’est une chose qui arrivait tous les jours. Quand il faisait chaud, les gens sortaient les matelas et s’installaient dehors. »

Dimanche 22 juin

Un retenu du CRA 2 :

« Dimanche, le réveil a été difficile. Les gens n’avaient pas dormi, ils se sont réveillés abattus. Vers midi, beaucoup de personnes étaient dans la cour. On n’avait rien décidé. Tout était normal. Vers 14 h, ceux qui sortaient de la prière ont fait appel aux autres pour se regrouper et décider de quelque chose. Avec des gestes et des signes, ils ont appelé tout le monde. Presque toutes les communautés sont venues, Arabes, Noirs, Chinois, etc. Certains sont peut-être venus sans savoir pourquoi, d’autres pour le mort seulement, ou encore avec l’idée de faire autre chose. Durant cet attroupement, les gens ont décidé de faire une prière pour le mort. Tous assis à terre. Ceux qui pouvaient ont récité une sourate du Coran. Nous étions presque une centaine. Après, on a fait une marche silencieuse. On ne peut pas dire qu’il y avait un leader. Dans le centre, les gens ne sont pas arrivés le même jour. Ils n’ont pas tous les mêmes problèmes. Même si les gens cherchent à aller dans le même sens, ce n’est pas facile. Par exemple, toi, tu arrives aujourd’hui, tu as déjà une idée de révolte, tu le dis à quelqu’un qui a fait trente jours, il ne lui reste qu’une seule journée avant d’être libéré, donc il ne va pas participer à la révolte que tu décides. Ça a été spontané, les gens en avaient trop sur le cœur. La mort a été l’élément déclencheur. Les gens se sont dit que si on ne faisait pas quelque chose, on allait tous mourir comme ça. Pendant la marche, il y a des retenus qui ont crié “Allah akbar”, pour dire que seul Dieu peut nous sauver ou nous venger de ce qui s’est passé. Un retenu n’était pas d’accord, il a dit : “On a fait une prière pour le mort, maintenant il ne faut pas changer la connotation de la marche silencieuse en une marche religieuse.” Il a dit que si ce slogan continuait, il se désolidariserait de la marche. Il s’est mis en retrait et les gens ont arrêté de le prononcer. Les gens sont rentrés dans les chambres, mais ils sont sortis avec des matelas. Ils les ont entassés dans la cour. On a vu que les agents qui étaient là couraient pour aller au CRA 1, parce que ça chauffait aussi. De notre centre, on sentait l’odeur du gaz lacrymogène du CRA 1 et ça criait de partout. Alors qu’au CRA 2, bien que les matelas aient été sortis, il n’y a pas eu d’affrontements entre retenus et policiers. Je ne peux pas donner l’heure exacte à laquelle les matelas ont commencé à brûler, mais ça s’est passé une bonne vingtaine de minutes après que les policiers ont couru vers l’autre centre, et avant leur retour. C’est aussi après qu’on a vu du feu dans les chambres. »

Un retenu du CRA 1 :

« Après la prière de 14 h, les gens sont venus et se sont attroupés, peut-être pour faire une marche silencieuse. Mais ils n’ont pas pu la faire, car la police a vu l’attroupement et est entrée tout de suite. Parmi les retenus, il y en avait un qui était plus excité, les policiers l’ont pris de force et sont sortis avec lui. Les retenus n’étaient pas contents de la manière dont ils ont pris le gars. Ils ont essayé d’enlever la grille et ils criaient. Les policiers ont tout de suite lancé des gaz lacrymogènes pour disperser l’attroupement. Les gens pleuraient. Certains sont allés dans les chambres, d’autres sont restés. Ils ont cassé des morceaux de goudron fissurés et les ont lancés. Mais les pierres ne sont même pas passées tellement la grille est haute et son maillage fin. Il y avait beaucoup de gaz lacrymogènes, à tel point que les flics ne pouvaient plus entrer. Certains retenus sont allés vers l’autre bâtiment où il y avait moins de gaz, mais quand ils y sont entrés, les gens se sont encore excités partout. On ne savait même pas qui était qui. Tout d’un coup, j’ai vu la fumée. J’ai voulu m’approcher pour regarder, mais je n’ai pas pu voir, il y avait trop de monde. Je suis allé de l’autre côté. Il y avait un gars qui avait reçu du gaz lacrymogène en plein visage. Avec un ami, on a pris des serviettes pour le nettoyer et on est restés longtemps avec lui. Comme il y avait de la fumée et trop de lacrymos dans la cour, on ne pouvait pas y aller. Le feu a pris aussi à l’autre bout du bâtiment. Les pompiers sont venus, ils craignaient un peu l’excitation du groupe et n’osaient pas entrer. Le feu a duré un peu plus de trente minutes avant que les pompiers n’arrivent. Je crois que la révolte a été spontanée. Si les flics avaient su faire, s’ils n’avaient pas dispersé les gens et s’ils avaient laissé les gars marcher calmement, peut-être que cela se serait passé autrement. Moi, pour “centre de rétention”, je dis toujours “détention”, et les flics n’aiment pas ça. Mais pour moi, on est en prison, on n’est pas libres. La manière dont les gens sont expulsés, le fait même que les gens soient expulsés, quand tu penses à tout cela, tu es démoralisé. C’est ça qui a créé ce sentiment de révolte. Comment le feu est arrivé ? Comment ils ont fait ? Franchement, je ne veux même pas savoir. C’est la mort du monsieur qui a suscité toutes ces violences-là, légitimes ou pas. Mais quand même, les révoltes, ça arrive partout. Quand il y a quelque chose qui ne va pas, il y a des révoltes, même en ville, dans la vie courante, il y a toujours des révoltes et ça peut être avec des violences. Une révolte, c’est une révolte, d’une seule façon. »

Un retenu du CRA 1 :

« On est restés dans la cour pendant plusieurs heures. On savait que des gens étaient devant la porte d’entrée et voulaient savoir ce qui s’était passé. Mais les policiers ont garé un car du Samu entre les associations de l’extérieur et nous, pour nous cacher. Trois députés sont venus nous voir. Ils nous ont dit qu’ils allaient plaider pour une libération de tout le monde. Après une trentaine de minutes, ils sont revenus pour nous dire qu’ils n’avaient pas eu gain de cause. Le préfet a refusé une libération collective et immédiate. Après 22 h, ils sont venus nous voir pour nous dire que ceux qui voulaient manger devaient y aller. Un petit groupe est parti manger, mais, instinctivement, sans aucune communication entre nous, la majorité a décidé de rester. Ensuite, les policiers nous ont dit que les personnes qui voulaient récupérer leurs affaires au coffre devaient aller les chercher. Ils ont accompagné jusqu’au coffre dix ou quinze groupes de trois personnes, mais elles ne sont jamais revenues. Ceux qui étaient partis manger ne revenaient pas non plus. Un agent est venu nous demander s’il y avait d’autres personnes qui voulaient aller récupérer leurs affaires. Tout le monde a refusé. On leur a répondu qu’ils étaient en train d’essayer de nous désolidariser et qu’ils voulaient casser l’ensemble du groupe. Un monsieur, je crois que c’était le chef de la police, a demandé si on avait un délégué. On a dit qu’on était tous ensemble et qu’il n’y avait pas de délégué ni de responsable. Ils ont commencé à parler avec un retenu, qui a demandé à aller voir ce qui se passait, où avaient disparu les gens. On lui a dit de ne pas y aller, qu’il n’allait pas revenir. Ils ont juste dit qu’ils allaient parler avec lui. Mais il n’est pas revenu. [Cette personne, ce jour-là, a été placée en garde à vue.] Ceux qui avaient encore leur portable ont reçu des appels pour dire que, vraisemblablement, on allait nous conduire dans d’autres centres. Mais nous, on voulait rester ensemble. Il était 22 ou 23 h, il était tard, la gendarmerie a réussi à nous serrer, serrer, serrer ; elle nous a fait partir un à un jusqu’au coffre. Ils ont commencé à mettre quelques personnes dans des fourgons, certaines étaient menottées. On avait peur, on a dit que ce n’était pas possible de partir comme ça. Notre groupe était parmi les derniers, on est restés jusqu’à minuit, 1 h du matin. On savait qu’on allait nous éparpiller, mais on ne savait pas où. Et on est partis. J’ai vu le panneau “Lille”, puis “Aéroport”, on s’est alors dit que c’était encore plus grave que ce qu’on pensait. Mais on est arrivés au centre de rétention. Voilà. »

La nuit du 22 juin, les retenus de Vincennes sont pour la plupart transférés en autocar vers d’autres centres de rétention : 54 retenus à Lille-Lesquin, 100 à Nîmes-Courbessac (en TGV spécialement affrété), 40 personnes au centre de rétention de Paris-Cité, 22 à Rouen-Oissel, 18 à Palaiseau, 10 au Mesnil-Amelot. Certains seront expulsés, mais la grande majorité sera libérée. D’autres seront arrêtés et inculpés. Aucun bilan exhaustif n’a été publié par la suite. Le 21 juin, à 21 h, une trentaine de manifestants se rassemblent spontanément devant le centre de rétention de Vincennes lorsqu’ils apprennent qu’un retenu est mort. La police ne les laisse pas accéder au centre. Le lendemain, le centre prend feu sous les yeux des manifestants. Vers 23 h, après le transfert des détenus, un rassemblement se déroule devant le commissariat de la rue Louis-Blanc, en soutien aux deux retenus en garde à vue. Une trentaine de personnes sont présentes. Le 24 juin, à l’appel du Collectif de sans-papiers, deux cents personnes manifestent devant les ruines du centre de rétention de Vincennes. D’autres se rassemblent devant le commissariat de la rue Louis-Blanc pour exiger la libération des deux retenus placés en garde à vue à la suite de l’incendie.

Organisations locales contre les CRA :

Marseille Anti CRA
Toulouse Anti CRA
Crame ton CRA (Lyon)
A bas les CRA (Paris)

  1. Rapport 2022 « Centre et locaux de rétention administrative », avril 2023.
  2. Le CRA de Vincennes était constitué de deux centres de rétentions distincts partageant le même site, appelés dans ce texte CRA 1 et CRA 2.