11 octobre 2019

« Nous avons besoin de vivre toute l’année. » Entretien croisé sur les luttes contre la touristification

Des responsables de la planification urbaine aux multipropriétaires, les protagonistes de l’économie touristique traitent les territoires comme des capitaux à faire fructifier. Dans une métropole ou dans un village côtier, l’augmentation des loyers, la réduction du parc locatif à peau de chagrin et les mutations des commerces affectent en premier les habitant·es. Jef Klak a rencontré les membres de trois collectifs de lutte contre la touristification : Dispac’h en Bretagne, Droit à la (Belle) Ville à Paris et l’Assemblea de Barris per un Turisme Sostenible (ABTS 1) à Barcelone ; l’occasion de comparer les situations qu’ils combattent, les manières dont ils y répondent et affûtent leurs stratégies.

Cet article est originellement paru dans le sixième numéro de la revue papier Jef Klak, « Pied à terre », disponible en librairie ou via abonnement.

Qui êtes-vous ?

ABTS : Nous sommes un espace de coordination de différents collectifs de quartier à Barcelone. Depuis quatre ans, nous travaillons avec les habitant·es de la ville et celles et ceux qui sont de passage sur les injustices sociales et environnementales causées par la touristification. Nous revendiquons et partageons tous et toutes une expertise et un regard critique sur ce phénomène et plus généralement sur l’activité d’exploitation touristique de la ville.

Droit à la (Belle) Ville : Notre collectif est né en 2015, d’un petit groupe d’habitant·es de Belleville impliqué·es dans différentes initiatives de quartier. Nous nous sommes réuni·es autour du besoin de construire un processus de lutte et de résistance contre la gentrification et le mal-logement dont nous étions victimes dans notre vie quotidienne. Nous avons voulu reprendre le concept de droit à la ville 2 qui a donné son nom au collectif. Une partie d’entre nous a fait des études en sciences sociales mais tout le monde avait à cœur de ne pas reproduire l’université dans le quartier, et de construire plutôt une connaissance commune qui nous rassemble. Depuis un an et demi, nous avons un bureau et une salle de réunion dans une barre HLM. Le fait d’avoir un lieu, un repère, c’est vraiment important, ça joue sur notre ancrage dans le quartier. Cela ne nous empêche pas de buter sur des questionnements propres au développement du collectif, comme : quelle forme se donner pour se pérenniser et éviter que tout coule dès que quelqu’un·e part ? C’est un grand défi.

Dispac’h : Notre collectif s’est monté en mars 2018 et compte aujourd’hui une cinquantaine de militant·es, ayant entre 18 et 27 ans. Nous nous sommes rencontré·es sur différentes luttes : le mouvement pour la réunification administrative avec le pays nantais, diverses campagnes de la gauche indépendantiste bretonne ou contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes. Comme Droit à la (Belle) Ville, nous nous sommes retrouvé·es sur un besoin commun de résister contre les injustices que nous vivions au quotidien. Jusque-là, il n’existait aucun collectif pour la jeunesse défendant l’indépendantisme de gauche. Nous avons donc créé Dispac’h, qui signifie «  Révolte  » en breton, et nous avons écrit une charte qui rassemble nos grands principes : l’indépendantisme, l’anticapitalisme, le féminisme, l’écologisme, ou encore les luttes LGBTQIA 3. Nous avons des liens historiques très forts avec la gauche indépendantiste basque et avec les républicanismes révolutionnaires irlandais. Nous sommes aussi proches de la lutte du peuple kurde, d’autant plus qu’un militant indépendantiste et libertaire breton parti combattre au Rojava y est mort récemment 4. En revanche, nos problématiques ne recoupent pas celles des organisations politiques françaises, même de gauche, qui ne comprennent pas notre positionnement politique car elles le confondent souvent avec le nationalisme d’extrême droite.

Comment avez-vous décidé de mettre la lutte contre la touristification au centre de vos préoccupations ?

ABTS : À Barcelone, la touristification moderne a démarré au moment des Jeux olympiques de 1992, faisant suite à une planification commencée au moins quatre ans plus tôt 5. Au cours des années 1990, le phénomène s’est plutôt appuyé sur la multiplication des hôtels, et n’a pas vraiment soulevé de contestation, hormis quelques conflits très localisés. Puis, au début des années 2000, avant Airbnb, le coût des appartements touristiques a commencé à générer du mécontentement, mais sans que la lutte ne s’organise pour autant.

C’est principalement autour de 2011-2015 que le sujet a commencé à être considéré comme un problème social ; il s’agit de la période où le gouvernement et la droite libérale catalane ont gagné les élections et lancé un programme de touristification fou. Après ça, la liste Barcelona en comú 6 ne s’attendait pas à gagner, voire ne voulait pas gagner. Entre autres raisons parce qu’il allait falloir récupérer toute la merde que la droite avait laissée, avec peu de chance de pouvoir vraiment en sortir. Le mandat de Barcelona en comú a surtout changé les choses au niveau des idées. Mais au bout d’un moment, le courage du début est un peu retombé. La posture qu’elles et ils ont prise dans la deuxième moitié du mandat ressemble plus à une volonté de limiter les dégâts qu’à une vraie tentative de réduire le tourisme à Barcelone. Il y a deux ans, le tourisme était la principale préoccupation sociale des Barcelonais·es, avant le chômage et le logement.

Dispac’h : Pour notre première campagne, nous avons choisi le thème des résidences secondaires parce que nous n’avons plus les moyens de nous loger dans notre commune d’origine, dans celle de notre choix, ou dans celle où nous travaillons. L’augmentation du nombre de résidences dédiées au tourisme fait augmenter considérablement les prix des loyers. Sur toutes les grandes zones touristiques comme Saint-Malo, Cancale, la côte vannetaise ou La Baule, nous ne pouvons même plus louer un petit appartement. Nous devons aller trente à quarante kilomètres plus loin pour pouvoir vivre. Certain·es paysan·nes ne peuvent plus vivre ni travailler sur les îles et les zones côtières car le prix d’accession à la terre est devenu indécent, même avec les aides des communes. En plus, on ne nous propose que des emplois précaires, qui ne correspondent ni à nos études ni à la manière dont on envisage ce qu’on veut faire de notre vie.

Derrière ces problèmes, il y a l’industrie touristique, dont l’implantation sur une zone rend le développement d’autres activités difficile, voire impossible. Pourtant, cette industrie ne fait vivre la zone que pendant deux mois de l’année, et de manière très fragile. Or, nous avons besoin de vivre toute l’année chez nous, et de pouvoir nous y projeter à long terme.

Droit à la (Belle) Ville : À Paris, c’est au fur et à mesure des discussions et des débats que nous avons organisés avec des habitant·es et d’autres collectifs que le sujet de la touristification a émergé. Si, à Barcelone, l’échelle et l’impact sont plus forts, Paris est la ville la plus touristique du monde 7. Pourtant il y a très peu de résistance à tout ça, notamment parce que l’industrie touristique se développe surtout dans des quartiers aisés et très homogènes socialement. Le tourisme des quartiers populaires parisiens s’amplifie progressivement, avec un marché touristique axé sur le street art par exemple, ou des visites proposées par des habitant·es de ces quartiers sur des thèmes historiques comme la Commune de Paris.

ABTS : Rome, Athènes ou d’autres villes historiquement touristiques sont des villes où les habitant·es ont perdu leur hypercentre au profit du tourisme il y a de nombreuses années, à un moment où peu de critiques ont été émises à l’encontre de ces processus. Aucune lutte ne peut donc réellement s’y enclencher, puisque plus personne n’y vit – sauf peut-être une poignée de bourgeois·es. Au contraire, à Barcelone, le centre-ville est encore très populaire. C’est ce qui fait, je crois, qu’il y a eu un conflit ouvert plus tôt.

Droit à la (Belle) Ville : Les fronts de touristification avancent aussi dans nos quartiers, non pas par l’installation d’hôtels ou d’attractions touristiques, mais par le biais d’Airbnb. Les touristes qui utilisent ce système cherchent à payer moins cher et logent donc dans les quartiers populaires, ils et elles s’y baladent et c’est aussi là qu’ils et elles consomment.

À Paris, on entend parfois dire des quartiers populaires qu’ils sont déjà gentrifiés, que c’est perdu, que tel endroit, c’est «  boboland  », qu’il n’y a plus que des restos concepts, des supermarchés bio, des magasins d’articles tendance, etc. Comme si plus rien ne s’y passait, que le processus de gentrification faisait son travail sans laisser aucune place à d’autres formes de vie. Mais il suffit d’entrer dans les parcs ou les cours d’immeuble pour voir qu’il reste des classes populaires, un taux élevé de logements sociaux, et aussi beaucoup de marchands de sommeil. La gentrification n’est pas toujours un processus homogène, et pas aussi accompli qu’on pourrait le croire.

Le rôle central d’Airbnb dans ces processus pose la question de la responsabilité. Contre qui lutter quand on lutte contre la touristification ?

Droit à la (Belle) Ville : On voit très bien que la touristification vient s’ajouter à la gentrification. Airbnb sort les appartements du parc locatif et donc, comme en Bretagne, il y a moins de logements disponibles. À Paris on commence à en parler depuis quelques années, et plus encore depuis l’année dernière suite au livre de Ian Brossat, adjoint de la mairie chargé du logement 8. Mais des collectifs de résistance, il n’y en a pas beaucoup.

Il faut à tout prix éviter de tomber dans la moralisation des locataires. L’impact le plus important d’Airbnb ne vient pas des gens qui louent ponctuellement leur chambre, mais des multipropriétaires. Quand tu commences à t’intéresser aux chiffres, tu te rends compte de l’ampleur du problème : ils ou elles ont cinquante, cent appartements sur Airbnb, parfois plus. Les gens qui ont un patrimoine comme ça à Paris sont des milliardaires.

ABTS : La position de l’Assemblea peut se résumer par : «  Les apparts, c’est pour y vivre, arrêtons Airbnb !  » Mais il faut aussi comprendre que, dans un contexte de précarité et de difficultés à se loger, c’est parfois une nécessité matérielle que de pouvoir louer de temps en temps sa chambre, de façon contrôlée. Pour certaines de nos actions, nous avons vraiment travaillé notre discours afin qu’il ne soit pas culpabilisant envers les touristes, qui constituent seulement la face visible du problème. Aujourd’hui, notre discours ne s’adresse plus aux touristes, car ce n’est pas d’elles et eux que viendra le changement. Il faut passer par des canaux plus massifs.

Dans le cas de la gentrification, il faut savoir que le premier gentrifieur est généralement le deuxième expulsé. S’il y avait une vraie régulation des prix des loyers, non pas en fonction du quartier mais en fonction de la surface du logement et en limitant le loyer à 30 % des revenus, tout le monde pourrait se loger décemment. On a trop tendance à construire une pensée critique qui cherche à moraliser les individus, alors qu’il est plus efficace d’agir sur les règles.

Droit à la (Belle) Ville : Pour la touristification comme pour la gentrification, la plupart des gens y participent d’une manière ou d’une autre. Les processus sont structurels et liés à la planification de la ville. Quand les plans de rénovation de quartiers parlent d’attractivité, il s’agit d’être attractif pour qui ? A priori, pas pour celles et ceux qui y habitent déjà. Je ne dis pas qu’il faut laisser les quartiers insalubres, plutôt qu’il faut y améliorer les conditions de vie, y compris pour ses habitant·es. Or, dans une ville capitaliste, où il n’y a pas de régulation, où la plus-value des investissements est toujours récupérée par le secteur privé, c’est illusoire de croire qu’on peut y parvenir sans lutter.

À San Francisco, les mouvements anti-Airbnb ont réussi à provoquer l’organisation d’un référendum portant sur la plate-forme 9. Ils l’ont perdu car Airbnb a lancé une campagne démesurée, dans laquelle énormément d’argent a été investi. Mais que ces mouvements aient réussi à lancer ce référendum pour demander plus de régulation, c’est déjà une énorme victoire. À Berlin, des manifs de 50 000 ou 100 000 personnes sont organisées contre la gentrification et la montée des loyers. Elles ont récemment obtenu le gel des loyers pendant cinq ans. C’est énorme. À Paris, nous sommes encore incapables de faire ça, mais nous y travaillons !

Quels sont les moyens d’action que vous avez choisis pour mener cette lutte ?

Dispac’h : À l’occasion de notre première campagne sur le problème du tourisme en Bretagne, nous avons choisi de rendre visible le nombre de résidences secondaires dans chaque commune. Ce sont des chiffres que chaque mairie doit déclarer. Nous en affichons deux : le nombre de résidences secondaires sur la commune, et le pourcentage que cela représente sur la totalité des logements 10. Au moyen d’une affiche collée sur les volets fermés, nous voulions que les propriétaires, majoritairement parisien·nes, arrivant dans leur pied-à-terre se questionnent sur l’état du logement dans la commune.

Pendant cette campagne, nous avons rencontré un collectif d’habitant·es de Saint-Malo mobilisé·es contre la destruction du camping des Nielles et la construction d’un énorme complexe hôtelier cinq étoiles sur le front de mer. Or, le site des Nielles était le seul camping sur toute la région de Saint-Malo où les classes populaires, d’Ille-et-Vilaine et des Côtes-d’Armor majoritairement, pouvaient passer leurs vacances pour une somme modique, sur un site très agréable en face de la mer. Nous sommes parvenu·es à donner un écho dans la presse à cette lutte, via quelques articles dans la presse locale et nationale. BFM TV a même titré «  Vers une nouvelle ZAD à Saint-Malo  » !

Mais ce qui a permis de nous faire le plus connaître, par un relais médiatique plus important que d’habitude, c’est la campagne autour de la sortie de Bécassine de Denis Podalydès, en 2018. Ce film a été très mal accueilli en Bretagne, du fait de la vraie histoire de ces bécassines. Il s’agissait de centaines de milliers de Bretonnes parties à Paris pour travailler, et qui s’y sont fait exploiter, y ont été victimes de violences sexuelles et sexistes. Nous avons, avec d’autres, dénoncé ce film, notamment en diffusant à plusieurs occasions le documentaire Nous n’étions pas des bécassines 11 qui retrace cette histoire, ce qui a permis de lancer des débats très riches. Notre plus grande victoire aura sans doute été que France 3 Bretagne décide de diffuser, en deuxième partie de soirée, ce documentaire. Après cette affaire nous avons eu des papiers dans la presse nationale comme l’AFP, BFM TV, Cnews, et même Valeurs actuelles. Un journal anglais (le Times je crois) a aussi fait un article et titré quelque chose du genre «  Ils ne veulent plus de nous  » !

Nous sommes donc favorables aux actions légales et pacifiques qui ont pour but de rendre le problème visible. Dans l’histoire de l’indépendantisme breton, il y a eu quarante ans de propagande armée entre 1966 et 2003. Ça fait partie de notre héritage politique mais, selon nous, ce ne sont plus des moyens pertinents. Notre but est que cette question des résidences secondaires et de l’industrie touristique en général soit prise en main par les Breton·nes.

ABTS : Chez nous, la contestation de la touristification a pris plusieurs formes. Comme Dispac’h, on a choisi la non-violence dans l’action. Arran 12 a mené il y a quelques années une action contre un bus touristique : ils et elles l’ont arrêté pour y taguer des slogans antitouristification, le visage masqué. Cela avait fait grand bruit, et des journaux du monde entier avaient titré des trucs du genre «  À Barcelone, on s’attaque aux touristes  ». Pas longtemps avant, nous avions réalisé une action similaire qui, elle, était malheureusement passée inaperçue dans les médias. Nous avons utilisé notre potentiel de coordination entre groupes, pour arrêter en même temps sept bus touristiques à différents endroits de la ville, pendant trente minutes, à visage découvert. En criant «  Bus touristiques, abus touristiques  », certain·es montaient dans les bus pour échanger avec les touristes, pendant que d’autres manifestaient à l’extérieur. C’était assez festif, et très riche.

Contre les Airbnb illégaux 13, nous avons aussi réservé à plusieurs reprises tous les appartements disponibles sur Barcelone, qu’on payait pour se faire rembourser ensuite. Au moment d’entrer dans les appartements, on conviait la mairie, la presse, des groupes de soutien et des personnes de l’inspection du logement. Nous avions beaucoup travaillé le discours, les chiffres et nos arguments contre ces annonces illégales, les mono et les multipropriétaires. Le choix de la non-violence est, d’une part, une question d’ouverture et, d’autre part, stratégique – sans ça, les médias nous auraient banni·es du débat public. Nous sommes un petit mouvement qui se sert des médias comme caisse de résonance, parce que le tourisme est un sujet attractif. On a appris que si nous faisions un petit truc médiatisé, ça prenait de l’ampleur, donc nous avons joué avec ça.

Nous sollicitons aussi les institutions. Dialoguer avec elles n’est pas toujours efficace, ça fait toujours débat en interne, mais c’est un moyen de plus pour agir. Nous avons par exemple travaillé avec cinq organisations sociales (collectifs, associations, syndicats) sur un travail de lobbying – en faisant pression sur les partis politiques de la ville – pour que la municipalité de Barcelone dédie au logement social 30 % des nouveaux logements construits.

La plupart de nos actions s’appuient sur un travail de recherche important que personne n’avait accompli auparavant. On s’organise en groupes sur des sujets spécifiques en lien avec le tourisme, en vue d’une campagne, de la production d’un texte ou d’une intervention.

Droit à la (Belle) Ville : Pour nous, le plus grand défi a été de construire le collectif comme un outil d’éducation populaire, ce qui passe par un travail d’échange, de diffusion et de débats avec les personnes concernées. Nous ne voulions pas lutter sur des concepts, mais à partir de trucs vécus, de la galère et de la précarité qu’on pouvait connaître dans le quartier. Comme beaucoup d’autres habitant·es de Belleville, nous nous faisions expulser de notre logement parce que le loyer augmentait. Soit les propriétaires récupéraient les apparts pour les vendre, soit on voyait arriver des touristes dans l’escalier de l’immeuble. Nous avons donc commencé à faire des ateliers, des débats, des projections de films, des actions dans la rue, des campagnes d’affichage, un journal, etc. Nous ne faisons pas d’actions coup de poing, mais des manifestations de quartier, des permanences et, depuis peu, des rassemblements tous les premiers dimanches du mois autour de la gentrification.

Comme l’ABTS, nous cherchons aussi beaucoup à fédérer les luttes, en tissant des liens avec d’autres collectifs. C’est ce qui nous prend le plus de temps. Nous sommes dans un quartier où la densité d’associations et de collectifs est exceptionnelle, mais les liens entre eux sont finalement assez faibles.

Qu’attend-on de l’action des pouvoirs publics sur ces sujets ? L’arrivée du mouvement municipaliste à Barcelone a-t-elle changé les manières de lutter, fait bouger les lignes de résistance ?

ABTS : Ce qu’on attend, c’est qu’ils conçoivent une ville à habiter et pas une ville à visiter ou exploiter. Il est évident qu’une ville a besoin d’activité économique pour fonctionner, mais cette activité ne peut pas se réduire à la spéculation ou à la touristification, qui ne visent qu’à extraire des profits du sol urbain.

À Barcelone, la mairie a été gagnée, pour la première fois, par une liste composée de gens venant des mouvements sociaux, et notamment de la lutte pour le droit au logement. Le contrôle de la touristification a été mis en avant dans leur programme électoral et dans les discours pendant toute la campagne. Une fois arrivé·es à la mairie, les nouveaux et nouvelles élu·es ont par exemple établi un plan urbanistique visant à préserver certaines zones de la ville du développement du logement touristique. Nous, nous voulions que cette zone soit élargie à toute la ville. Nous ne l’avons pas obtenu, mais c’est tout de même mieux qu’avant.

Même si leurs discours sont moins radicaux que les nôtres, ces élu·es ont beaucoup contribué à faire émerger et exister durablement ce problème contre lequel nous militons depuis des années. Mais il ne faut pas oublier que l’émergence de cette critique de la touristification vient d’abord de la dureté du processus en lui-même. Le discours n’aurait pas suffi s’il n’y avait pas eu de pression vitale derrière. Finalement, notre grande victoire est sans doute terminologique : la présence du terme touristification dans les discours des partis politiques, et pas seulement dans ceux de Barcelona en comú, fait que ça devient un sujet de débat. Gagner la bataille symbolique, c’est un début !

Dispac’h : L’expérience de Barcelone révèle à quel point le tout-tourisme est une volonté politique. Dans notre cas, nous visons clairement l’État français en tant que responsable de cette situation, avec l’entente assumée de beaucoup d’élu·es sur le littoral. Ces dernier·es ont vu d’un très bon œil la massification des résidences secondaires, signifiant l’arrivée sur leur territoire d’habitant·es à haut voire très haut niveau de vie.

Droit à la (Belle) Ville : Nous ne sommes jamais allé·es contacter les représentant·es politiques. En revanche, nous avons été plusieurs fois contacté·es pour donner notre avis sur des sujets ! Ça nous a beaucoup étonné·es.

Vous avez cité les hôtels de luxe et Airbnb : quels sont les types de tourisme sur vos territoires ?

Dispac’h : Le tourisme populaire est moins fort chez nous qu’en Vendée par exemple. Chez nous, tout ce qui bétonne, saccage le littoral et nous empêche d’habiter et de travailler, ce sont des projets touristiques dédiés aux riches. L’exemple du camping des Nielles à Saint-Malo le montre bien. Mais en Catalogne, il n’y a pas que du tourisme bourgeois, il y a aussi du tourisme populaire, des jeunes prolos qui vont faire la teuf là-bas, et ça pose de gros problèmes aussi bien sûr.

ABTS : Il y a à peu près de tout à Barcelone : le tourisme de plage, de fête, de musées, de concerts, le tourisme œnologique, sexuel, etc. Ça fait une grosse différence avec Venise par exemple, qui est beaucoup plus spécialisée dans un tourisme patrimonial. Mais il existe aussi des formes de sélection : en cherchant à s’adresser aux plus riches et en proposant un tourisme «  de qualité  », l’industrie construit la fable selon laquelle ce seraient les touristes les plus pauvres qui dérangeraient les habitant·es, qui seraient sales, feraient du bruit, etc. Le discours médiatique véhicule notamment cette idée que le problème ne serait pas le tourisme en général, mais uniquement le mauvais tourisme, sous-entendu celui des pauvres.

Autre idée fallacieuse : le problème ne serait pas le volume de touristes, mais le fait qu’ils et elles soient concentré·es à certains endroits et que la cohabitation avec les habitant·es permanent·es ne soit plus possible. La stratégie serait alors de déconcentrer en allant investir des endroits encore préservés qui, bien sûr, vont devenir à leur tour invivables. Évidemment, ça ne déconcentre rien du tout, ça ne fait que conquérir d’autres espaces.

Les différentes formes de tourisme sont soumises aux stratégies industrielles et politiques, mais aussi à la mode. Aujourd’hui par exemple, le tourisme de masse ne plaît plus. On cherche plus d’«  authenticité  ». Le marketing d’Airbnb est basé là-dessus d’ailleurs : un tourisme en immersion dans les quartiers, vendu comme local, authentique. Pour le quartier de Sants par exemple, Airbnb mise sur le potentiel attractif de la zone rebelle, combattante, avec des dynamiques coopératives, une vie de quartier forte, où tu n’as plus besoin de descendre à la Rambla. C’est peut-être la plus belle des contradictions actuelles de la touristification : en vendant de l’authenticité, on épuise les lieux, on les vide, et on les rend identiques les uns aux autres.

C’est donc l’usage qu’on fait des lieux dont il est question ici ?

ABTS : L’usage touristique d’un lieu, lorsqu’il atteint un certain volume, empêche toute vie quotidienne. Sur une place bondée de monde, tu ne vas pas descendre lire ton journal. Questionner l’usage des lieux et réfléchir à ce qu’empêche le tourisme, c’est aussi questionner le rapport qu’on a au «  chez-soi  ». Mon «  chez-moi  » est beaucoup plus humain que matériel. Mais il est aussi fait des émotions que j’ai mises dans les choses et les personnes qui m’entourent. C’est souvent au moment où un quartier commence à être transformé, que ce soit par la gentrification ou la touristification, qu’on se rend compte qu’on aimait ces maisons qui disparaissent. On perd alors de l’attachement, de l’enracinement. La touristification entre en conflit avec la possibilité de faire communauté dans un lieu. Maintenir une communauté dans un lieu, c’est peut-être la meilleure manière d’empêcher sa touristification ou sa gentrification. Chaque fois qu’un réseau de soutien se crée ou que les habitant·es du quartier trouvent leur place dans une association locale, c’est une manière de résister.

Dans cet esprit, nous avions lancé des rendez-vous réguliers, notamment via les réseaux sociaux, pour nous retrouver sur une place et partager un repas. Nous mettions des tables, chacun·e apportait à manger et à boire, et nous invitions du monde. Nous passions des après-midis à rire, c’était super beau, mais aussi très artificiel. Avoir à faire autant d’efforts pour quelque chose qui devrait être naturel montre à quel point nous avons perdu.

Dispac’h : En Bretagne, les personnes qui viennent s’établir de manière permanente dans les zones touristiques sont souvent des personnes retraitées. La population vieillit, les écoles de la commune ferment et il devient impossible pour les jeunes actif·ves de s’installer.

Droit à la (Belle) Ville : On voit aussi que, dans les quartiers touristiques de Paris comme le Marais, la population est moins nombreuse. Certaines écoles et autres services publics ont fermé, ce qui limite l’installation de nouveaux ou nouvelles habitant·es.

ABTS : On pointe ici une grosse différence entre la gentrification et la touristification : si la première est la substitution d’une classe à une autre, en l’occurrence l’éviction des classes populaires, dans la seconde, une bonne partie de la population expulsée n’est pas remplacée, ou alors par des individus de passage. À Barcelone, l’attractivité touristique s’est vite traduite en attractivité immobilière. Une partie du parc immobilier est maintenant consacrée au logement touristique et plus au logement résidentiel.

Que deviennent ces lieux qu’on dit «  perdus  » quand ils sont gentrifiés ou/et touristifiés ?

ABTS : Un bon exemple, c’est celui de la Rambla. Les touristes la lon­gent comme les Barcelonais·es le faisaient à une époque où on s’y montrait, où on y faisait ce qu’on appelle «  ramblear  », descendre et remonter la Rambla pour sociabiliser. C’était un peu la balade du dimanche, mais tous les jours. Aujourd’hui, il n’y a plus que les touristes qui font ça. Les habitant·es la traversent plutôt comme si c’était un fleuve de lave – le plus rapidement possible. C’est très amusant à voir, mais pas à vivre. C’est devenu folklorique.

Pourtant, nous devons arrêter de penser en termes de «  ville morte  ». Non, Venise n’est pas une ville morte. Non, le centre de Barcelone n’est pas mort. Par respect pour celles et ceux qui y habitent encore, qu’on ne voit sûrement pas sur la piazza San Marco ou plaça de Catalunya, mais qui tentent de résister, on ne peut pas dire ça.

Est-ce que ce genre de transformations change le rapport à son propre logement ? Est-ce que, par exemple dans des villes où on vit beaucoup dehors, ça change le temps qu’on passe chez soi ?

ABTS : Il y a d’autres endroits qu’on évite aujourd’hui. Il nous reste toutefois des oasis, que la pression touristique nous fait parfois perdre trop vite. On se reconstruit une cartographie propre. Et quand on n’a plus d’île, oui, on a tendance à se replier chez soi. Je suis resté vivre dans un quartier désormais très touristifié. Quand le quartier était encore accessible financièrement, j’avais une super terrasse. Avec mes amis, quand nous voulions sortir boire une bière, nous nous disions que finalement la meilleure terrasse du quartier, c’était la mienne ! Chez moi, tu allais choisir ta bière au supermarché et tu étais mieux qu’ailleurs. Nous avons vécu cela comme un échec, celui de ne plus trouver notre place sur les terrasses de bars, et de perdre ainsi des espaces de vie dans la ville.

Droit à la (Belle) Ville : À Belleville, nous n’en sommes pas là mais les choses vont dans ce sens. Ce qui s’est passé dans le quartier le week-end dernier par exemple en est une bonne illustration. Deux événements avaient lieu en même temps. Nous organisions un rassemblement 14 qui a réuni des collectifs très divers qui luttent contre la gentrification, la précarité, avec les sans-papiers, des foyers de travailleur·ses, mais aussi des mamans en lutte contre les règlements de compte entre petits gangs du quartier, etc. En même temps, à quelques mètres, il y avait la troisième édition d’une fête de quartier, dont les repas étaient financés cette année par les agences immobilières. Ça fait mal au cœur. Les agences ne financent pas parce que c’est sympa, mais parce que cette petite fête conviviale augmente la valeur du parc immobilier du quartier.

Pour vous, Dispac’h, récupérer des logements vides, c’est récupérer du territoire et une souveraineté sur celui-ci. La lutte indépendantiste produirait du «  chez-soi  », mais pour qui ?

Dispac’h : Le problème des résidences secondaires n’est pas lié aux étranger·es, parce qu’il y a aussi beaucoup de Breton·nes, issu·es de la bourgeoisie, qui possèdent ces résidences secondaires et qui y vont deux ou trois week-ends par mois et pendant l’été. Que ce soit des habitant·es à l’année, des locaux et locales ou des classes populaires originaires d’ailleurs, on s’en fiche. Ce qui importe, c’est que celles et ceux qui font vivre la commune aient la possibilité d’y habiter. Parfois, certain·es journalistes font semblant de ne pas comprendre : aux Grandes Gueules sur RMC, une journaliste était choquée que nous soyons contre les résidences secondaires et avait lancé : «  Ah oui, vous n’aimez pas les Français !  » Alors que nous voudrions juste pouvoir habiter chez nous !

ABTS : Le groupe indépendantiste Arran tient par exemple un discours de lutte de classes qui pour moi est juste d’un point de vue discursif, mais j’ai l’impression qu’il ne parle pas aux gens. Nous avons fait un autre choix, celui de partir de ce que les gens vivent, du fait que le travail touristique est très précaire, que tout le monde en est victime ou connaît quelqu’un·e qui est victime de ça. Je crois plus en la politisation de proximité, de terrain, en parlant aux gens d’égal à égal, en partant de ce qu’on vit.

À Barcelone, est-ce que la montée de l’indépendantisme, au moment du référendum, a fait monter l’engagement dans les luttes antitouristification ?

ABTS : Au contraire, ça a énormément démobilisé, et ce fut le cas pour toutes les luttes, pas seulement celle contre la touristification. Nous avons respecté la disparition de certaines personnes, qui ont rejoint le mouvement indépendantiste. Il fallait faire avec. Le volume de gens mobilisés par le mouvement indépendantiste est comparable au 15-M 15, mais ça ne veut pas dire qu’ils s’engageront tous dans des luttes plus spécifiques.

Droit à la (Belle) Ville : Nous disons parfois pour rire : «  Ma patrie, c’est mon quartier.  » Au fond, je crois que ce n’est pas une mauvaise formule, car elle pourrait combattre les nationalismes : s’il fallait se battre pour un territoire, ce serait son quartier, avec celles et ceux qui l’habitent, contre les idées d’origine ou de souche. Je crois que ça peut casser les discours nationalistes.

ABTS : L’idée de «  nationalisme de quartier  » est finalement très liée à l’idée que ce qui fait le quartier, ce sont ses habitant·es. Quand nous parlons de décroissance touristique, nous visons la réduction de l’activité touristique dans la ville. Mais 20 % des emplois sont directement liés au tourisme. Les premier·es touché·es seraient les travailleur·ses. Donc ça doit forcément s’accompagner d’un plan, d’une exploration d’autres secteurs économiques capables de nourrir la ville, ayant un impact social et environnemental plus bénéfique. Les villes, et donc leurs habitant·es, devraient pouvoir jouir d’une forme de souveraineté économique. Nous devrions pouvoir décider de ce que la ville doit faire pour vivre.

Droit à la (Belle) Ville : C’est le principe du droit à la ville : on ne doit pas seulement habiter une ville, mais aussi la produire et la gérer soi-même.

Mais alors, est-ce qu’il y aurait un «  bon tourisme  » ?

Droit à la (Belle) Ville : Pour moi, un·e touriste est quelqu’un·e qui n’a pas de lien avec le lieu de passage, n’habite pas le lieu, d’aucune manière. Dans certains lieux, comme dans le quartier d’Exarchia à Athènes, les habitant·es ont décidé de ne plus accepter les personnes qui venaient faire du tourisme. Ils et elles voulaient que les gens de passage restent au moins un mois, pour habiter un peu en aidant à faire des choses, en participant à la vie des lieux. C’est ça la différence : voyager, ce serait accepter d’habiter un peu là où tu arrives.

ABTS : Peut-être, mais si, à Barcelone, la même quantité de personnes venait pratiquer ce «  bon tourisme  », les effets seraient les mêmes qu’aujourd’hui. Les comportements individuels ne comptent pas. Je crois de plus en plus à un tourisme de proximité. En plus des effets néfastes de la touristification sur les villes, il y a l’urgence climatique. Les chiffres de l’impact des vols et des bateaux de croisière sont alarmants. Adviendra une décroissance, mais elle sera différente en fonction des classes sociales. Les prix augmenteront, certain·es pourront payer, et d’autres pas. Contre cela, je crois qu’il faut préférer le tourisme local, et populaire : plus lent, plus proche et plus en relation.

Dispac’h : Passer de bonnes vacances, ce n’est pas forcément partir loin, changer de culture ou de pays, c’est aussi faire une pause. Être à la fois loin de chez soi mais quand même chez soi, ça repose. Comme l’ABTS, on défend un tourisme des classes populaires, respectueux et responsable.

La base de la lutte contre la touristification, c’est la souveraineté populaire : ce sont les habitant·es d’une ville à l’année qui doivent avoir le pouvoir. Nous n’avons pas de programme. Nous ne cherchons pas à donner des solutions, à dire «  contre les résidences secondaires, il faut faire ci ou ça  », ni à intervenir auprès des pouvoirs publics. Nous cherchons surtout à ce que le problème soit pris en charge par les habitant·es concerné·es localement, qui se mobilisent et forcent leur mairie, département, région, à prendre des mesures.

  1. Assemblée de quartiers pour un tourisme durable.
  2. Titre d’un ouvrage du sociologue Henri Lefebvre publié en 1968, la notion de droit à la ville invoque une critique de l’urbanisme contemporain et envisage la ville comme un lieu privilégié de construction et de transformation du lien social.
  3. Luttes liées aux communautés lesbiennes, gays, transsexuelles, queer, intersexuelles et asexuelles.
  4. Olivier François Le Clainche, qui avait pris le pseudonyme de Kendal Breizh, avait rejoint les Unités de Protection du Peuple (Yekîneyên Parastina Gel ou YPG). Il est mort à Afrin le 10 février 2019.
  5. Voir cette vidéo qui permet d’observer les transformations en accéléré : « Barcelona: 1986-1992. Transformació d’una ciutat olímpica  ».
  6. Barcelona en comú (Barcelone en commun) est le parti politique de la gauche radicale et écologiste dont la liste est largement composée de membres issu·es des mouvements sociaux espagnols. Elles et ils ont remporté les élections municipales en 2015, plaçant à la tête de la ville Ada Colau, militante entre autres contre le mal-logement pendant de nombreuses années.
  7. D’après l’Organisation mondiale du tourisme, la France est la première destination touristique mondiale depuis les années 1980, et Paris occupe la place de la ville la plus visitée.
  8. Airbnb ou la ville uberisée, La ville brûle, 2018.
  9. Les habitant·es devaient se prononcer sur la «  Proposition F  », qui visait à restreindre les modalités de location de logements sur Airbnb et les plates-formes similaires.
  10. Selon ces chiffres, par exemple, 73 % des logements de la ville de Carnac (Morbihan) seraient des résidences secondaires.
  11. Thierry Compain, Nous n’étions pas des bécassines, France, 2005, 57 min.
  12. Arran est une organisation de jeunesse indépendantiste catalane proche de la Candidatura d’Unitat Popular (CUP), le parti politique indépendantiste catalan de gauche radicale.
  13. À Barcelone, la mairie a soumis les locations temporaires de logement à l’obtention d’une licence touristique, dont la délivrance a été un temps suspendue pendant le mandat de Barcelona en comú. À la suite d’un accord entre la ville et la plate-forme, les données des utilisateur·ices qui proposent un logement à la location sur Airbnb sont à présent transmises à la municipalité.
  14. Il s’agissait d’un rassemblement pour que l’espace municipal de la «  Maison de l’air  », situé dans le Parc de Belleville, fermé depuis de nombreuses années, puisse devenir un projet en lien avec les habitant·es du quartier – une «  maison du peuple  » et non un restaurant gastronomique comme la mairie le préconise.
  15. Le mouvement du 15 mai 2011 (15-M) ou mouvement des indigné·es (Indignad@s), né sur la place de la Puerta del Sol à Madrid, a donné lieu à des rassemblements et à de nombreuses manifestations pacifiques et massives contre l’austérité dans une centaine de villes espagnoles.