30 octobre 2019

Les abeilles derrière les fenêtres Le travail au ras des pâquerettes – Épisode 3

De 2007 à 2014, Lise Gaignard a écrit pour Alternative libertaire, sous le pseudonyme de Marie-Louise Michel, des « Chroniques du travail aliéné », réunies et publiées par les Éditions d’une. Psychanalyste en ville et en campagne contre la servitude passionnelle, elle nous fait partager ses tribulations institutionnelles, passant de l’analyse des processus psychiques mobilisés par le réel du travail à la psychothérapie institutionnelle, pratique thérapeutique marchant sur deux jambes – Karl Marx et Sigmund Freud – pour analyser ensemble aliénation psychopathologique et aliénation sociale.

Dans ce troisième épisode écrit pour Jef Klak, Lise Gaignard nous plonge dans l’univers effrayant du « tchat » commercial, en compagnie d’Aline Torterat, médecine du travail.

Lise Gaignard sera l’invitée du café-librairie Chez Josette (5 rue de l’Arquebuse — Charleville-Mézières) le 26 janvier à 16 h pour parler de souffrance(s) au travail. Qu’on se le dise !

Quand on cherche obtenir une aide sur un site internet, il arrive qu’on se retrouve à « tchatter » avec un visage dessiné et un prénom d’emprunt, qui répond à côté et nous embrouille. Pour réduire l’agacement qui nous saisit, il peut être utile de connaître ce qui se passe de l’autre côté de l’écran. Au risque de transformer cet agacement en effarement.

Aline Torterat, médecine du travail, reçoit une dame, sous son vrai prénom cette fois, en visite de pré-reprise après un arrêt de travail de six mois. Alarmée par l’état de cette travailleuse, elle écrit à la direction du plateau commercial qui l’emploie pour demander une adaptation du poste de travail. Voici le courrier :

Le long arrêt de travail de Mme V. aurait un lien avec ses conditions de travail. Le médecin traitant m’alerte d’ailleurs à ce propos.

Le médecin conseil a arrêté les indemnités journalières pour le 14 avril 2019. La reprise du travail devrait donc débuter le 15 avril. Mme V. a une ancienneté de quinze années dans l’établissement. Elle est âgée de 45 ans. Elle a commencé au service mails et est passée aux tchats. Elle décrit un travail très différent du traitement des mails, beaucoup plus contraint cognitivement.

L’activité tchat se déroule avec un client présent, qui pose des questions auxquelles il faut répondre immédiatement par écrit. Le contact est donc direct. Le mode d’expression serait beaucoup moins personnalisé qu’aux mails, car il faudrait utiliser des « copier-coller » préparés pour différentes catégories de demandes (donc à mémoriser pour pouvoir les trier dans les temps). Elle aurait des difficultés à s’approprier un langage, en quelque sorte, préparé à l’avance, l’amputant d’une expression sémantique personnelle – une sorte d’automatisation du langage fonctionnant selon le modèle d’un algorithme déductif binaire.

Cette difficulté est démultipliée du fait de l’obligation de répondre à deux ou trois clients en même temps. Pour cela, elle travaille avec deux écrans dont l’un serait rempli de « pages » à consulter.

Lorsqu’elle est au service de plusieurs clients, des signaux colorés d’alerte évolutive avertissent du temps de réponse. Une réponse doit être donnée entre trente secondes environ et deux minutes maximum (signal rouge). En plus de satisfaire le client par une réponse précise à la question posée, et quelle que soit cette question, elle doit repérer les clients « à potentiel », c’est-à-dire susceptible d’acheter un produit. Dans ce cas, elle doit proposer une vente. Les produits à vendre sont très variés (selon les prestataires à servir, cela va d’assurances auto, maison, accidents de vie, à des produits d’épargne, cartes, etc.). Il y a donc obligation à changer de rôle : de conseillère, il faut passer à vendeuse et trouver au plus vite ce qui pourrait convenir au client ; cela nécessite de repérer un besoin potentiel sur des critères ténus.

Lorsqu’elle a terminé avec un client, elle doit rédiger une synthèse courte et complète sur le dossier. Et, s’il y a eu une tentative de vente, elle doit ouvrir une nouvelle fenêtre pour signaler si la vente a été faite ou non et éviter un doublon de travail. Si une vente a été validée, il est nécessaire de faire de nouvelles ouvertures et fermetures de fenêtres, car il y a un autre compte rendu à faire avec des « copier-coller » pour satisfaire la sécurité juridique.

Ce travail est très coûteux cognitivement, car il exige une dextérité psychique réprimant toute pensée élaborée et toute pensée parasite. Il faut comprendre la question, trouver la solution pour donner une réponse juste, courte, claire, concise et dans un temps court ; et vendre.

Il est possible de se mettre en pause pour terminer un client, mais les pauses sont chronométrées. Si trop de pauses sont utilisées, il peut être demandé de les arrêter ou d’en faire moins. Le motif des pauses peut aussi être contrôlé. Or, dit Mme V., la pause est essentielle, elle permet de respirer pour rattraper les ratés.

La pression temporelle est donc très forte et constante.

L’effondrement précédent l’arrêt de travail de Mme V. a fait suite à une intervention de soutien d’un responsable dont l’objectif était de faire un « diagnostic d’amélioration ». Des reproches, qu’elle aurait ressentis comme virulents, auraient eu l’effet inverse d’une aide professionnelle.

Pour résumer, médicalement, il semble que Mme V. ne puisse modifier son fonctionnement psychique pour s’obliger à travailler selon le modèle de l’intelligence artificielle.

Le bouleversement cognitif que cela représente pour elle devient dangereux pour sa santé.

Finalement Mme V. sera licenciée pour inaptitude, à sa demande et à la grande satisfaction des « ressources humaines ».

Poursuivant son travail, la docteure Torterat demande un entretien à la directrice des ressources humaines pour l’alerter sur la nocivité de ces procédures de travail pour l’ensemble des travailleuses. Mais la directrice la rassure tout de suite « Ne vous inquiétez pas, ce n’est que transitoire. On ne leur dit pas mais elles sont juste en train d’entraîner le logiciel à la vente de produits, quand les ingénieurs informatiques penseront que c’est fini, elles ne feront plus ce travail-là 1. »

Faudra-t-il mettre en place, à la fin, un « crash program » pour « impulser une déstabilisation positive des populations sédentarisées » 2 ? On espère qu’il n’y aura pas « un petit manque de bon sens managérial de la part des personnes qui [auront] en charge la situation 3 » au moment du « départ » de tout ce monde là ! Et dans quel état ?

« Le capitalisme n’est pas seulement un mode de production, c’est aussi un ensemble de relations sociales » nous rappelle Nancy Fraser lors de la discussion publique autour de son manifeste 4 à la Parole errante à Montreuil. Il n’y a pas que les abeilles qui en bavent, dans nos régions.

  1. Les logiciels dits d’intelligence artificielle nécessitent une phase « d’entraînement » pendant laquelle des personnes bien humaines sont chargées de « montrer » à la machine les réponses attendues, pour que cette dernière puisse les imiter.
  2. Comme le dit si bien Olivier Barberot, ex-DRH de France Telecom, à l’audience du procès de l’opérateur et de ses ex-dirigeants, le 21 mai 2019.
  3. Didier Lombard, PDG de France Telecom, au cours du même procès, le 13 juin.
  4. Féminisme pour les 99%, Un manifeste, Cinzia Arruzza, Tithi Bhattacharya, Nancy Fraser, La Découverte, 2019