8 novembre 2016

Le miel et les merveilles L’ours est un écrivain comme les autres

Cette chronique Manifesklak est une coproduction Jef Klak / Manifesten (café-librairie anarcho-lettristo-avino situé au 59, rue Thiers, 13001 Marseille). L’idée de base : parler avec enthousiasme d’un ouvrage présent en rayon pour appâter le chaland. Aujourd’hui, L’Ours est un écrivain comme les autres, friandise littéraire signée William Kotzwinkle (publié aux éditions Cambourakis).

L’ours est un écrivain comme les autres.

C’est le titre qui le dit, le proclame en lettres rouges.

Et l’illustration de couverture en remet une couche : voilà un bien bel ours dressé sur deux pattes, paré d’un pull de laine rose ouvert sur son poitrail velu (très BHL), manuscrit à la main, devant lequel se pâment trois humain(e)s visiblement tombé(e)s sous son charme d’auteur.

Immédiatement, s’il est un peu ouvert d’esprit, le lecteur se dit : pourquoi pas ?

Oui, pourquoi l’ours devrait-il se cantonner aux activités routinières que l’on connaît si bien depuis le niais film de Jean-Jacques Annaud (lequel a quant à lui prouvé que l’ours est un acteur comme les autres), à savoir : dévaler les pentes herbues, chasser le saumon, se goinfrer de miel, se griffer la ganache avec ses potos et se gaver de champignons hallucinogènes ?

Pourquoi ne serait-il pas capable de prendre la plume et de se laisser aller pépouze à quelques envolées lyriques de première bourre ?

On l’imagine très bien, par exemple, se hisser sur un rocher Alaskaïen (de : Alaska) pour déclamer d’une voix rugissante une intemporelle ode aux saumons :

Frère des rivières
En ce jour morose
Ta belle chair rose
Est comme un presbytère

Après tout, on sait depuis Boucle d’or que l’ours vit dans des maisons semblables aux nôtres, dort dans des lits semblables aux nôtres et déguste son kawa matinal dans des bols semblables aux nôtres.

On sait également grâce à la noble et ancestrale profession de montreurs d’ours que ledit plantigrade sait parfaitement jongler et faire du vélo.

On sait aussi, depuis les médiévales Chroniques de Jehan Froissart publiées en l’an de grâce 1408, que l’ours est capable de prédire la mort de l’abruti qui a l’outrecuidance de le chasser – c’est ce qui est arrivé à un certain Comte de Biscaye1.

On sait enfin que nombre de tribus amérindiennes allaient jusqu’à considérer l’animal comme un ancêtre du clan, à vénérer comme il se doit.

Bref, c’est de notoriété publique depuis une palanquée de siècles : l’ours est capable de bien des miracles.

Alors pourquoi pas la littérature ?

Voilà l’état d’esprit qui anime tout lecteur normalement constitué quand il empoigne le livre de William Kotzwinkle dont il est ici question : à l’affût de prouesses littéraires rédigées d’une grosse patte bien léchée

*

Très vite, hélas, il y a (petite) déception. L’ours décrit en ces pages n’est pas vraiment un écrivain. Au vrai : c’est un imposteur. Le manuscrit qui le rend célèbre, il le trouve au pied d’un arbre, où l’a caché un écrivain dépressif. Au fumet dégagé par l’objet, il espérait une tarte. Eh bien non :

« Il s’approcha prudemment de la mallette et la renifla. Pas de trace de tarte. Mais cela valait le coup d’insister. Saisissant la poignée entre ses crocs, il s’enfonça dans le sous-bois. Quand il se sentit en sécurité, il posa l’objet par terre et lui asséna plusieurs grands coups de patte. Les loquets sautèrent et la mallette s’ouvrit. Il renifla le manuscrit, déçu. De la nourriture pour les termites, songea-t-il, et il faisait déjà volte-face quand une ligne de la première page retint son attention au point qu’il se mit à lire un peu. Alors que sa pratique de la lecture se bornait aux étiquettes des bocaux de confitures et aux boîtes de vermicelles multicolores, quelque chose dans le manuscrit l’incita à poursuivre.

“Tiens tiens, se dit-il, pas mal du tout”. Il y avait de nombreuses scènes d’accouplement et pas mal de scènes de pêche, dont il trouva les détails à la fois justes et évocateurs. “Ce livre a tout”, conclut-il. Le replaçant dans la mallette, il coinça la poignée dans sa mâchoire et s’en fut vers la ville. »

C’est ainsi que l’ours devient un écrivain, auto-baptisé Dan Flakes : en voleur. Une fois dans la grande ville, New York, il se fond vite dans le paysage, changeant de style pour tromper son monde : « Incroyable de voir à quel point un costume vous change un ours. […] Debout sur mes deux pattes, les mains dans les poches, je suis juste un type velu parmi d’autres ».

Ces formalités réglées, il s’empresse de faire publier le manuscrit par une maison d’édition prestigieuse. Sa carrière est lancée. On l’encense, on le loue, on le porte en triomphe. Le voilà propulsé dans le gotha des Lettres et les dîners mondains, où sa franchise involontaire d’ours balourd fait des merveilles. Un exemple :

« Puis soudain, son museau frémit, le bulbe olfactif à sa racine mille fois plus sensible que celui d’un humain. Il se redressa et tourna la tête afin d’isoler l’odeur naturelle qu’il avait décelée au coeur d’un voile synthétique de parfums. Il était là, humide, frais. “Saumon”.
– Oui, ils le préparent en brochette accompagné de tomates, de champignons et de poivrons verts.
– Cru, dit l’ours, dans un sursaut d’autorité primitive.
– Cru ?
– Femelle crue. Beaucoup d’oeufs. Dans mes dents.”
L’ours tapota ses incisives.
Mon Dieu, songea Boykins, c’est bel et bien un autre Hemingway. »

En un mot comme en miel : l’ours se révèle vite la coqueluche du milieu littéraire, trop artificiel pour démasquer sa véritable nature et voyant dans son absence absolue de sophistication la marque d’une nature d’élite. Bourru, viril et obsédé par la bouffe ? C’est un génie de la trempe de papa Ernest ! Autre exemple :

« […] Ce que je crois avoir détecté, confia-t-il à l’ours à voix basse, c’est la naissance d’un nouveau type de lecteur. Simple dans ses goûts. Lassé de la narration conventionnelle et à la recherche d’œuvres au contenu visuel fort. Je crois que nous allons assister à la fin du roman traditionnel et de son obsession nombriliste. Qu’en pensez-vous ?
– De la crème fouettée, fit l’ours, tout en versant une louche sur une tranche de tarte à la noix de pécan.
– C’est exactement ce que je veux dire ! » s’exclama Ramsbotham. À quoi bon battre l’expérience humaine comme on battrait de la crème pour la transformer ? Très bien formulé, Flakes. »

Tout au long du récit, cela s’enchaîne ainsi, rhétorique absurde, tirant à boulets rouges sur la vacuité du petit monde des Lettres. Flakes est le seul à véritablement dire ce qu’il pense – bouffe, bouffe, sexe, bouffe – et autour de lui tous s’ingénient à y saisir un sens caché, la preuve de son génie.

Grandiose jusqu’au bout des griffes, Dan Flakes ne s’abaisse jamais à imiter l’humain, ce petit être insignifiant qui n’a rien compris aux plaisirs simples et frustres de la vie. Rien à voir avec l’ours Paddington, son chapeau débile et sa valise miteuse. Rien à voir avec Petit Ours brun et ses sermons pour neuneus. Le sieur Flakes ne s’emmerde pas à faire comme nous, reste ours à 100 %, entier dans ses désirs – bouffer, s’ébrouer, baiser. Au fond, il est capable de prendre le meilleur des deux mondes sans baratiner. Il ne regrette en rien la nature sauvage qui l’a vu naître, trop inconfortable, mais reste fidèle à ses convictions. Le décorum, il s’en tamponne. S’il veut gigoter en grognant d’aise sur le parquet d’une brasserie chicos, il le fait sans l’ombre d’une hésitation :

« Se laissant glisser sur le sol du restaurant, il se roula par terre, pattes en l’air comme le fait un ours lorsqu’il se trouve dans un champ de fleurs qui l’emplit de joie. »

Royal.

Le titre ment : l’ours n’est pas un écrivain comme les autres. Il est beaucoup plus classe. Lui n’a pas d’ego, pas de petite vanité cachée, pas de sournoiserie louvoyante. Anti-Beigbeder, anti-Sollers, anti-Spectacle, il se rattache à l’essentiel, au sel bourru de la vie et des plaisirs simples. À l’image de cet autre personnage animal croisé dans le roman, qui résume parfaitement la teneur du récit et son message philosophique sous-jacent :

« C’est l’hiver, je suis un chien ; seules deux choses me permettent de tenir : mes couilles que je lèche et l’amour des biscuits. »

Quant à l’américain William Kotzwinkle, génial auteur de ce roman et de quelques autres pépites2, il est resté fidèle aux enseignements de son enfant Dan Flakes, puisqu’il se terre sur une petite île au large des côtes du Maine. Aux grands maux les grands remèdes.


Déguster L’ours est un écrivain comme les autres (éditions Cambourakis) à Manifesten :

1. Pousser d’une main légère la porte du 59 rue Thiers (13001).

2. Saluer les tenanciers/tenancières aviné(e)s et résister à la tentation du trinquage (plus tard).

3. Se placer face aux splendides étagères chargées de livres, les caresser d’une main émue.

4. Opter pour celle de gauche, là ou gazouille la littérature.

5. Lever le bras gauche – l’ours se terre tout en haut.

6. Ramener le bras chargé de son trésor.

7. Se diriger vers un canapé.

8. Hiberner en compagnie de l’ours.

  1. Froissart écrit d’ailleurs que les ours sont d’anciens chevaliers transformés en bêtes pour avoir fauté. Ça se tient.
  2. Notamment Dr Rat (Cambourakis itou, abordé dans Jef Klak nº 3, disponible à Manifesten), Midnight examiner (Rivages noir) et la série de livres pour enfants, Walter, le chien qui pète.